Le violoncelliste sera à la rentrée le nouveau chef de l’Orchestre de chambre de Genève. Rencontre à l’occasion de l’annonce du programme de la saison 2023-2024

Né en 1982, le violoncelliste et compositeur Raphaël Merlin – également directeur d’orchestre, compositeur et pianiste de jazz – est un adepte de la pluridisciplinarité. En 2002, il rejoint le Quatuor Ebène, alors à ses tout débuts, après avoir travaillé avec le Quatuor Ysaÿe à Paris ainsi qu’auprès de Gabor Takacs, Eberhard Feltz et György Kurtag. Avec le succès exceptionnel lors du Concours de l’ARD en 2004 commence la montée en puissance du quatuor, qui recevra de nombreuses autres récompenses. En vingt ans de carrière, Ebène a enregistré une quinzaine de disques, dont l’intégrale des quatuors de Beethoven. Rencontre avec Raphaël Merlin, qui s’apprête à prendre la direction artistique et musicale, et toute l’équipe de l’Orchestre de chambre de Genève (OCG).
Le Temps: Comment passe-t-on de musicien chambriste à chef d’orchestre?
Raphaël Merlin: La direction a toujours été présente dans mon parcours de musicien. J’ai commencé à diriger en 1998 au Lycée Racine, puis je suis rentré au Conservatoire de Boulogne-Billancourt dans la classe de direction d’orchestre, qui venait d’être créée. L’aventure avec le Quatuor Ebène a ensuite débuté en 2002. Les premières années ont été tellement intenses que j’ai dû mettre la direction en veilleuse. J’ai recommencé à diriger en 2008 à raison d’un ou deux concerts par an. En 2014, Martin Kubich directeur du Festival du Haut Limousin, m’avait demandé de réunir un orchestre de solistes. Et c’est à partir de cette commande que j’ai fondé le collectif de chambristes Les Forces majeures.
C’est d’ailleurs avec cet orchestre que vous avez rencontré l’OCG en avril 2022, après une tournée à vélo…
Exactement. En 2018, nous avions imaginé une première tournée à vélo de 65 km avec quatre concerts en une seule journée. Nous avions la volonté de sillonner le territoire pour aller à la rencontre de la population et construire un rapport de proximité avec le public. Durant le covid, nous avons été encouragés par les pouvoirs publics à réitérer ce projet. Le déplacement à vélo était ce qu’il y avait de plus fiable pour éviter les contaminations. C’est par la suite devenu la pierre angulaire de l’ensemble, soucieux de respecter une mobilité douce en accord avec les exigences climatiques. Nous avons exploré les milieux ruraux ou périurbains avec divers formats. En avril 2022, nous avons fait la plus grosse tournée à vélo de l’orchestre: 25 concerts en deux semaines à raison de deux par jour. A Genève, il s’est passé quelque chose de très personnel. Alors que je dirigeais La Pastorale d’été d’Arthur Honegger, j’ai ressenti un sentiment d’évidence. C’était ce genre de concert qui nettoie et dégage l’horizon: tout avait du sens. Quelques semaines plus tard, j’ai eu l’irrésistible envie de déposer ma candidature pour le poste de direction de l’OCG.
Qu’apportent vingt ans de pratique en quatuor à votre direction?
Avec une centaine de dates par an comme nous le faisions, en plus de travailler quotidiennement le grand répertoire germanique (Haydn, Mozart, Beethoven), on comprend la puissance dramatique de la sonate. Le répertoire de quatuor, c’est une forme de quintessence qui préfigure le symphonique. Une mine inépuisable. Par ailleurs, le quatuor est terriblement exigeant musicalement mais aussi humainement, car inévitablement, des conflits surviennent. On ne peut pas éviter que quatre personnes qui ont des sensibilités artistiques différentes renoncent facilement à une idée ou une inspiration. Il faut savoir trouver un terrain d’entente, argumenter. Le quatuor est un apprentissage extrême de l’écoute de l’autre dans tous les sens du terme. Cela me semble être une qualité primordiale aussi pour être chef.
Si le quatuor représente la collégialité, l’orchestre est beaucoup plus pyramidal dans son fonctionnement. Comment envisagez-vous cette différence?
Aujourd’hui, la place du chef est questionnée. On se demande à quoi il sert, quelle est sa légitimité. On se demande aussi parfois si ce n’est pas le plus mauvais des musiciens qui termine sur le podium, parce que c’est le seul qui ne sera pas entendu. La première utilité du chef, d’après moi, c’est de faire gagner du temps à tout le monde: empêcher de faire 18 répétitions pour monter une symphonie. Ensuite, le chef, comme en gastronomie, doit avoir une longueur d’avance sur ce que vont recevoir les papilles. Réussir à se figurer à l’avance les choix esthétiques et nourrir un univers auditif intérieur pour le partager, fédérer et convaincre. Le chef peut tout à fait être un libérateur pour l’orchestre ou un obstacle terrible. C’est un peu pour le meilleur ou pour le pire, comme dit l’adage.
Comme l’amour?
Evidemment! Entre le chef et l’orchestre, c’est comme une relation amoureuse: il y a une dimension très alchimique. Quand ils se rencontrent, c’est parfois presque animal; cela peut être comme chien et chat ou le coup de foudre.
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Quels sont les défis que vous aimeriez relever au pupitre de l’OCG?
Mon premier objectif est de faire de l’OCG un expert des symphonies de Schubert, Beethoven, Mozart et Haydn. Il faut conforter l’orchestre dans sa légitimité vis-à-vis du répertoire fondateur, type école de Mannheim – à 37 musiciens – qui est l’ADN de l’OCG. Cela englobe tout le répertoire qui va du premier Haydn jusqu’à Schumann et Mendelssohn. Ensuite, pour reprendre la métaphore gastronomique, si la fondue ou le bœuf bourguignon sont des plats pluricentenaires, qu’on a beau connaître par cœur, cela ne signifie pas qu’ils sont bons à chaque fois qu’on les goûte. C’est pareil avec ce répertoire symphonique! Mon but sera de le resservir avec amour pour qu’il soit succulent. Bien évidemment, cela n’empêchera pas de jouer d’autres répertoires qui auraient épousé cette même nomenclature, comme Prokofiev avec la Symphonie classique ou Bizet et la Symphonie en ut ni de faire des incursions dans les répertoires baroque, contemporain, jazz et/ou actuels… et sans limite dans l’interdisciplinarité.
Comment envisagez-vous votre rapport au public?
L’OCG a un rôle citoyen qui équivaut pour moi à ramener l’auditeur vers le temps long, vers la concentration et la contemplation. Avec les réseaux sociaux et l’explosion des formats audiovisuels ultra-courts, nos capacités d’écoute et de concentration sont grignotées et réduites à peau de chagrin. J’aimerais qu’avec l’orchestre nous arrivions à revitaliser l’écoute générale et faire ralentir l’impatience de nos auditeurs. Les musiciens sont à présent les derniers gardiens de deux temples: le silence – car il n’existe presque plus – et l’écoute dans la durée. Notre mission est cruciale si nous ne voulons pas que les troubles de l’hyperactivité deviennent une pathologie de société. D’ailleurs, j’adore voir dans les concerts des gens qui s’endorment, je trouve que c’est très bon signe. Cela veut dire que quelque chose s’est débranché et que ce qui nous tenait en éveil se relâche grâce à la musique. Je le dis souvent aux auditeurs: si vous vous endormez c’est très bien, n’ayez pas honte, au contraire! En revanche, quand je vois dans les salles de cinéma des gens qui scrollent sur leur portable, cela me déprime…
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Pour le premier concert de votre première saison, en septembre prochain, vous serez au pupitre et au violoncelle. Vous allez donc diriger depuis l’archet?
Oui, c’est ce qu’on appelle couramment du «play conduct». Je ne me le permettrai pas forcément avec n’importe quel répertoire, mais pour le concerto de Max Bruch Kol Nidrei op.47, que je connais bien, j’ai confiance dans le fait que nous arriverons avec l’orchestre à nous répartir les initiatives. Pour ce premier concert, je tenais à me présenter musicalement à la ville et au public avec cet orchestre qui m’a choisi.
En 2023-2024, l’OCG fait peau neuve et de la place aux femmes
En plus d’un nouveau chef pour sa prochaine saison, l’orchestre genevois renouvelle ses partenariats et place la visibilité des femmes au centre de ses préoccupations. Non seulement les cheffes seront de la partie, mais aussi les compositrices: Charlotte Bray, compositrice en résidence, présentera l’une de ses pièces pour le concert d’ouverture de saison. Plus tard, ce seront les œuvres de Louise Farrenc et Fanny Mendelssohnn que les mélomanes pourront apprécier.
La jeune cheffe coréano-américaine Holly Hyun Choe sera cheffe associée pour la nouvelle saison tout comme le chef hongrois Gabor Takacs-Nagy. Deborah Waldman viendra également diriger l’OCG en mars 2024. Après le succès de Roméo et Juliette en janvier dernier, le jeune chef lausannois Marc Leroy-Calatayud sera de retour au pupitre pour Les Sept Péchés capitaux de Kurt Weill avec la mezzo soprano Marina Viotti, auréolée il y a quelques jours d’une Victoire de la musique.