«Quelle journée!» Renaud Capuçon affiche le sourire des grands moments, mais le fond de son regard reste sur le qui-vive. Ce qui agite le violoniste, en ce 4 mars? Deux premières simultanées. Mouvement perpétuel, son premier livre autobiographique, sort en librairie. Mais surtout, le soliste fait ses débuts de chef devant l’Orchestre de chambre de Lausanne à la Salle Métropole.

Il y dirige la 7e Symphonie «Inachevée» de Schubert, entre deux Romances pour violon et orchestre de Beethoven comme soliste dirigeant, et le Concertone pour deux violons KV 190 de Mozart, en compagnie de son collègue et ami François Sochard, premier violon solo de l’OCL. Voilà qui explique une excitation et une inquiétude très compréhensibles.

En répétition, Renaud Capuçon mène d’abord l’orchestre les yeux fermés, pour mieux «s’immerger dans le flux musical et se concentrer sur l’interprétation». Certains pourraient prendre ce retrait pour une forme de timidité. Mais au fil du déroulement musical, le corps s’assouplit, les bras embrassent le son, les mots se libèrent, le travail se détend, les détails se précisent. Et le résultat s’affine.

Quelques instrumentistes saluent ce premier contact. «C’est un grand musicien. Il connaît tellement les cordes à la perfection qu’on apprend beaucoup», avoue Eli Karanfilova, altiste depuis dix-sept ans à l’OCL. Le jeune Axel Benoit, bassoniste depuis quatre ans, remarque «un grand chambriste, et une baguette légère», alors que François Sochard, chef de rang depuis treize ans, précise: «Il n’a pas la tête dans la partition, mais l’inverse. C’est précieux car ça permet la circulation des énergies. Il est évidemment trop tôt, après une matinée, pour le définir comme chef. Mais sa grande connaissance instrumentale et musicale constitue un atout de taille.»

Un élément perturbateur s’est malheureusement infiltré dans la première relation de Renaud Capuçon avec l’orchestre: le coronavirus. Les deux concerts prévus mercredi et jeudi soir ont été annulés pour répondre aux directives fédérales interdisant les manifestations de plus de 1000 personnes. Ils seront enregistrés à huis clos afin que le public puisse quand même entendre cette première en direct à la radio, avant de la regarder deux heures plus tard à la télévision.

Lire notre suivi en direct de l’actualité liée au coronavirus

Le Temps: vous devez être déçu de débuter devant une salle vide.

Renaud Capuçon: C’est dommage. Mais je suis positif. En plus d’Espace 2, le concert sera retransmis sur RTS 2, ce qui n’était pas prévu. Donc il y aura probablement plus de public qu’en salle. C’est une audience virtuelle, et la chaleur de la salle manquera à ce moment. Mais nous jouerons quand même pour des auditeurs.

Je suis qui je suis. Un musicien parmi les autres, sans volonté de hiérarchie mais plutôt avec un désir de partage, de communion et de conviction

Renaud Capuçon

Diriger et jouer est très différent. Comment le vivez-vous?

Ce n’est pas totalement nouveau pour moi car je joue depuis longtemps en formation de chambre, tout en dirigeant de mon violon. Ce qui est neuf, c’est la position face à l’orchestre, dos au public, et en hauteur. J’ai l’habitude de regarder les autres d’en bas (sourires). Et je me sens comme à nu sans mon violon. Faire «résonner» des êtres humains, les entraîner dans un mouvement, une idée, une écoute mutuelle, n’a rien à voir avec la maîtrise d’un instrument qu’on pratique quotidiennement pendant des heures, sur toute une vie.

Comment vous y prenez-vous?

Il n’y a rien de délibéré. C’est une attitude instinctive, organique. J’ai joué, comme premier violon solo pendant trois ans à l’Orchestre des jeunes Gustav Mahler notamment, sous les baguettes les plus inspirantes. Puis comme soliste sous leur direction. Giulini, Barenboïm, Abbado et tant d’autres m’ont profondément marqué. Je les ai observés pendant des années et me suis imprégné de leurs gestes, leur art, leur humanité. Mais je ne m’inspire pas d’un particulièrement, et ne copie personne. Je suis qui je suis. Un musicien parmi les autres, sans volonté de hiérarchie mais plutôt avec un désir de partage, de communion et de conviction.

Vous passez de l’archet à la baguette. Objet indispensable?

J’ai fait mes toutes premières armes à Lugano avec l’Orchestre de la Suisse italienne en janvier dans la 5e Symphonie de Schubert, à mains nues. Je n’avais pas d’idée préconçue. Mais je me rends compte à Lausanne qu’il m’est plus naturel d’utiliser une baguette. C’est plus précis. Musicalement, l’important est l’expression du corps, des bras et de la main gauche. Pour l’archet, je n’ai pas l’intention d’arrêter même si j’ai des projets avec l’Orchestre symphonique de Vienne, celui de chambre d’Europe ou la Camerata de Salzbourg.

La direction d’orchestre, j’y pensais depuis vingt ans. Je n’étais pas prêt

Renaud Capuçon

Pourquoi débuter avec l’«Inachevée» de Schubert?

Sur le plan symphonique, je dois tout apprendre. Si j’ai fréquenté tous les styles avec mon violon, je ne peux commencer que par le classicisme pour entamer la grande traversée orchestrale. J’ai beaucoup joué Schubert en musique de chambre, donc je m’y sens plus à l’aise et en quelque sorte légitime. Mozart, Beethoven et lui sont des bases sur lesquelles je peux m’appuyer pour aborder la suite. Débuter avec l’«Inachevée» peut paraître paradoxal car c’est une œuvre crépusculaire. Mais Schubert, sentant sa fin proche, exprime dans l’urgence toute la palette des sentiments de façon très intense et contrastée. Il y a beaucoup à dire dans cette œuvre.

Pourquoi diriger maintenant?

Il faut du temps pour que les choses mûrissent. Je suis un homme du long terme. Par exemple, je sais depuis toujours que je jouerai les Sonates et Partitas de Bach. Mais l’heure n’est pas encore venue. La direction d’orchestre, j’y pensais depuis vingt ans. Je n’étais pas prêt. Aujourd’hui, je sens que c’est le moment.

Une école de direction n’est pas dans votre fonctionnement?

Je connais tant de grands chefs que je demanderai probablement des conseils à ceux qui me paraissent pouvoir répondre à mes questions en fonction des œuvres. Et je pourrais sans problème assister à des master class avec certains. L’école de l’expérience, de l’échange et de la transmission me convient mieux que l’académisme.

L’OCL cherche un successeur à Joshua Weilerstein…

Je ne viens pas diriger dans l’optique d’une succession, mais parce que j’ai des affinités avec cette formation à mes dimensions. Notamment avec François Sochard, mon bras droit à la HEM où j’enseigne, et un partenaire musical que je respecte. Ses remarques me sont précieuses. Si l’orchestre avait envie de tenter une expérience avec moi, je serais bien sûr heureux. Sinon, c’est que le temps n’est pas venu…


Concert retransmis le jeudi 5 mars en direct à 20h sur Espace 2, en différé à 22h10 sur RTS 2.


«Mouvement perpétuel», le livre d’une vie

Il ne pouvait mieux choisir le titre, lui qui est en constant mouvement. Avec l’histoire de sa vie vouée à la musique, Renaud Capuçon invite le lecteur à partager sa trajectoire personnelle et artistique «sans prétention littéraire», la passion des notes chevillée à l’âme. On s’attendrit devant l’enfant élevé par une famille attentionnée, aux noms d’ancêtres qui font vibrer une époque bénie. On y suit chaque étape, rencontre, événement et anecdote décrits avec chaleur. Et on survole une accumulation finale de personnes à qui on sent que l’auteur a voulu rendre un vibrant hommage, en forme de remerciement à la vie. S. BO.

Mouvement perpétuel, 237 pages, Flammarion.