Retour aux fondamentaux du rap avec Antigel et Transforme
Musique
Les deux festivals genevois s’associent pour revenir aux racines des musiques urbaines avec un événement à la sauce old school. Au menu jeudi prochain, freestyle, improvisation et «battles». L’occasion de revenir à des formats moins présents sur la scène hip-hop actuelle

Du fin connaisseur de la culture rap au néophyte, tout le monde ou presque a en tête le film 8 Mile et ses fameuses battles. Avec un Eminem survolté qui, après plusieurs montées sur scène infructueuses, mitraille son rival avec des mots qui percutent. Pour ceux qui n’ont pas suivi ce qui se passait sur la scène hip-hop depuis ce moment fort de cinéma, l’univers rap ressemble peut-être à cela: des improvisations, des joutes verbales dans des salles underground et la clameur du public pour séparer les chevaliers du micro.
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Sauf que, depuis une quinzaine d’années, ce n’est plus le cas. 8 Mile remonte à 2002 et parle du Detroit des années 1990. En France, les puristes se souviennent encore de certaines confrontations aux punchlines marquantes, notamment lors de duels de Rap Contenders, la ligue française de battle, avec la participation de Nekfeu, Alpha Wann ou encore Jazzy Bazz, tous désormais des gros noms de la scène francophone. Si le format existe toujours, il est aujourd’hui plus silencieux. Les rappeurs qui tiennent le haut du pavé en termes de popularité et d’écoutes semblent moins s’intéresser à ces joutes verbales.
Qu’importe. Le festival Transforme propose un retour aux sources avec un événement programmé dans le cadre d’Antigel. Le but: permettre à la nouvelle génération de se frotter à des codes considérés comme plus anciens, sous l’œil attentif de professionnels qui feront office de jury. Huit rappeurs combattront pour le titre officieux de meilleur MC de Suisse romande. Et comme tout bon gala a son invité d’honneur, c’est la rappeuse octodurienne KT Gorique qui tiendra le rôle de maîtresse de cérémonie.
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La nouvelle génération entre en scène
Pour les organisateurs, l’événement comportait un vrai challenge: convaincre suffisamment d’artistes à se prêter à l’exercice. «Aujourd’hui, on est plutôt dans une période de rappeurs de studio. Les battles ou l’impro font moins partie de leur bagage musical, ce n’est pas forcément des formats dans lesquels ils vont se jeter les yeux fermés», explique Renaud Durussel, programmateur de Transforme. L’affiche s’est composée en deux temps, cinq rappeurs confirmés accédant directement à l’événement, avant que les trois derniers soient recrutés via une audition.
Ceux qui sont venus tenter leur chance sont jeunes, la petite vingtaine pour la plupart. Un défilé de joggings Lacoste, vestes matelassées et sacoches en bandoulière, la démarche assurée – mais feinte? – ou nonchalante. Renaud Durussel est là pour expliquer les règles et rappeler le but du projet: «Ce n’est pas toujours facile de se faire une place quand on est jeune. Peu de choses vous sont proposées, et ce All-Stars est là pour vous rappeler que la culture vous concerne aussi.» Le niveau des participants est inégal, on alterne entre les prestations solides et les errances, les textes fluides et les bafouillements. Au final, il n’en restera finalement que deux.
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Le rap qui devient pop
Mais alors pourquoi battles et improvisations sont-elles aujourd’hui moins fréquentes dans l’univers hip-hop qu’autrefois? La raison serait en partie due à une évolution logique de cette culture, qui est passée de marginale à mondialement reconnue en l’espace de quelques années. Pour preuve: en France, en 2021, les dix artistes les plus écoutés sur Spotify sont tous des rappeurs, avec Jul, Ninho et SCH en trio de tête. Longtemps en quête de légitimité, ce style de musique est aujourd’hui devenu la nouvelle pop. Un changement de statut qui contribue à faire évoluer sa structure.
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«Les battles étaient autrefois un moyen important d’établir sa légitimité en temps que rappeur. La validation passait avant tout par les pairs, car c’était presque le seul moyen de percer au sein de son quartier et de prendre ensuite une autre envergure, détaille Paroma Ghose, diplômée du Graduate Institute de Genève et autrice d’une thèse intitulée Une histoire du rap et des «Autres» en France 1981-2012. Aujourd’hui, les circuits sont plus courts et on peut passer directement par les réseaux sociaux et les plateformes numériques.»
En abandonnant petit à petit ses habits underground, le rap a changé de dimension et s’est institutionnalisé. Freestyle (un texte sans structure imposée ou thème particulier), improvisation ou battles existent toujours, mais ces formats plus libres ont progressivement fait place à des compositions plus classiques, alors qu’ils étaient plutôt la norme dans les années 1990 et au début des années 2000: «Snoop Dogg s’est par exemple tout d’abord fait connaître en faisant des freestyles. C’est Dr Dre qui a dû lui apprendre à composer un refrain et des couplets. Aujourd’hui, la plupart des chansons de rap suivent une construction musicale plus structurée», explique Paroma Ghose.
Les mots pour se battre et progresser
KT Gorique tempère cette «disparition» des formats qui faisaient recette autrefois. Certes, ils sont moins mis en valeur aujourd’hui, mais ils continuent d’être pratiqués: «C’était peut-être plus automatique pour un rappeur de savoir improviser il y a vingt ou trente ans, mais ça ne veut pas dire que cela ne se fait plus. Les disciplines ont surtout évolué chacune dans leur direction. Quelqu’un qui est bon en battle par exemple ne sera pas forcément doué pour écrire une chanson, et vice versa.»
En revanche, ce qui ne s’est pas perdu, c’est la notion de confrontation entre artistes. Aux prémices de la culture hip-hop, les graffeurs étaient déjà en compétition – c’était à qui parviendrait à peindre la fresque la plus vue de la ville. Colorier la cime de gratte-ciel ou bigarrer les métros, toutes les techniques étaient bonnes pour surpasser ses rivaux. Le même état d’esprit s’est propagé à la danse avec les battles de breakdance, puis dans le rap, arrivé plus tard. «C’est quelque chose de naturel, comme un sport. Ces rivalités permettent aux artistes de mutuellement progresser dans leur art. C’est aussi un bon moyen d’évacuer ses frustrations, en se battant de manière pacifique et positive», résume KT Gorique.
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Clash des générations
Aujourd’hui, la logique est plutôt celle des clashs par chansons interposées. Là aussi, KT Gorique y voit une bonne manière de se dépasser artistiquement tout en faisant au passage sa promotion via des rivalités parfois surjouées: «Quand c’est bien fait, c’est gagnant-gagnant: le public a d’excellentes chansons et les artistes augmentent leur visibilité. Mais ça peut aussi mal tourner.» On pense notamment à la rivalité entre Tupac et Notorious B.I.G., qui a très certainement conduit à leur assassinat respectif dans les années 1990, ou, plus récemment, aux scènes de bagarre entre Booba et Kaaris.
Mais revenons au Transforme All-Stars. L’événement sera séparé en trois catégories distinctes: un freestyle préparé, une improvisation et la fameuse battle. Pas de quoi trop impressionner Salaam, 27 ans, qui se réjouit de prendre le micro: «Ma génération a beaucoup observé la précédente, qui pratiquait ce genre de formats. L’impro et les battles font clairement partie de notre culture musicale: on se taquine entre potes puis on transpose ça en musique.»
Le rap romand a prouvé qu’il pouvait aujourd’hui s’exporter à l’étranger, notamment avec certains fers de lance comme Di-Meh (qui sera dans le jury), Slimka ou Makala. Le Transforme All-Stars est aussi l’occasion pour la nouvelle génération de suivre le mouvement et de montrer de quoi elle est capable: «Certains jeunes font déjà de bons scores sur les réseaux, reconnait Salaam. Après, rapper un texte préparé sur quatre temps, c’est facile, mais c’est dans ce genre d’événement, en direct et devant un public, que l’on peut juger qui est vraiment bon.»
Transforme All-Stars, Villa Tacchini, Genève, jeudi 10 février à 20h30 dans le cadre du festival Antigel.