Au festival St Prex Classics, il joue pour la première fois avec Nigel Kennedy, rocker de l’archet. La rencontre promet d’être insolite, détonante, espérons-le, sans doute avec une incursion dans Vivaldi, les fameuses Quatre Saisons, que Galliano vient d’enregistrer avec son quintette à cordes. Une relecture plutôt intimiste, teintée d’épure, à mille lieues du violon survolté – et parfois trash – de Kennedy. C’est son troisième album «classique», sous le label Deutsche Grammophon, après Bach en 2010 et Nino Rota en 2011, comme si l’automne de la vie l’appelait à revenir aux sources de la musique dite «savante».
Samedi Culturel: Comment vivez-vous le fait que Deutsche Grammophon vous propose de signer des disques depuis trois ans?
Richard Galliano: Pour moi, par rapport à mon rêve d’adolescent, c’est comme une récompense arrivée sur le tard. Le fait qu’un label si prestigieux me propose d’enregistrer ce genre de disque à l’âge de 63 ans, je me dis qu’il faut avoir de la patience!
Vous avez eu de la peine à imposer l’accordéon?
Disons que, dans les années 60, lorsque j’avais 10-11 ans, je souffrais un peu de l’image qu’avait l’accordéon, non pas que j’adore la valse musette et le bal musette, mais il y avait un ostracisme, comme si l’instrument que jouait mon père, et moi après, était un sous-instrument.
Vous êtes Latin, mais vous ne l’exprimez pas de manière exubérante sur scène…
J’étais d’une timidité presque maladive dans ma jeunesse. J’ai quitté le Sud pour arriver à Paris à l’âge de 20 ans. Je n’osais pas frapper aux portes. On est un peu le reflet de ses parents. Mon père, c’est le nord de l’Italie: il est très calme, serein, réfléchi. Ma mère, c’est le sud de l’Italie, il lui arrive d’exploser. Je suis un mélange des deux, un faux calme, ce qui peut tromper les gens!
C’est donc votre père, Luciano, qui vous a appris l’accordéon?
Oui, il est professeur de musique, il a 86 ans, toujours aussi passionné! J’ai appris l’accordéon par mimétisme, en le regardant jouer; je faisais aussi du piano. J’écoutais un morceau à la radio, il me disait «Tu veux que je te montre comment le jouer?», un peu comme dans certains pays encore, chez les Tarafs en Roumanie, où le grand-père enseigne au petit-fils de manière orale. Il y a le solfège, d’accord, mais ça peut bloquer les élèves.
Vous faisiez combien d’heures d’accordéon et de piano par jour? J’ai toujours eu un rapport très docile et admiratif avec mon père. Il me demandait de jouer une heure, je mettais mon réveil à sonner, puis j’arrêtais! Il pouvait être un peu dur. Il était passionné de cyclisme. Moi aussi. Quand il partait donner ses cours, il prenait ma roue avant et il la mettait dans son coffre; je n’avais pas le choix, je devais étudier. Et il y a eu la phase des concours, où je me suis pris au jeu d’être prêt quelques jours avant le concours, de tout peaufiner, d’avoir une marge de sécurité.
Vous faites la même chose avant de monter sur scène?
D’une certaine façon, surtout quand j’enregistre des disques. J’ai d’ailleurs eu quelques difficultés avec l’album Vivaldi car je me suis aperçu qu’il y avait des passages très délicats que j’avais préparés moyennement. En l’occurrence, il n’y a pas le côté plus libre et ludique qu’on peut retrouver dans le jazz, où on se laisse plus porter par l’improvisation, par l’inspiration dans la composition.
Mais dans l’improvisation aussi, il faut travailler pour avoir des règles, non?
Oui, mais c’est quand même autre chose. Si vous avez un doigt qui glisse et que vous tombez sur une note que vous n’aviez pas prévue, le jeu, c’est de surfer sur cette note, laquelle va vous amener vers une autre idée. Si vous jouez Mozart ou Vivaldi et qu’au lieu d’un do, vous jouez un do dièse, c’est cuit! Tout le monde s’en aperçoit, c’est une musique tellement consonante et précise...
Comment vous situez-vous? Vous préférez les musiques écrites ou celles où il y a une part d’improvisation?
J’aime les deux contextes: l’un apporte à l’autre. Si on joue avec un musicien «jazz jazz» sans qu’il connaisse le reste de la musique, il peut manquer quelque chose au niveau de l’émotion et de l’équilibre. Avec un batteur, par exemple, il m’arrive de lui dire qu’il peut s’arrêter de jouer 32 mesures car, en musique classique, il y a de longues plages sans percussions. Ça permet de «faire de l’air» et de rendre son soutien d’autant plus significatif. Les très bons musiciens ont toujours été ouverts à tous les styles de musique.
Comment s’est passée votre rencontre avec Claude Nougaro? Vous êtes allé le voir à Paris?
Avec Claude, c’est un peu comme avec Nigel Kennedy: une personne extérieure, son batteur Charles Bellonzi, nous a réunis. Au début des années 70, Claude chantait «L’Ile de Ré», où il y avait une très belle partie d’accordéon acoustique. Son organiste Eddy Louiss venait de le quitter. Or, je jouais d’un instrument qui était un accordéon acoustique, avec aussi une partie électronique, que je branchais sur une cabine Leslie; du coup, j’avais le son d’un orgue Hammond. Bellonzi a dit: «J’ai le type qu’il te faut, c’est un jeune qui vient du Midi. Il fera à la fois l’accordéon et l’orgue.» Comme Bellonzi a appris que je jouais encore du trombone, je me retrouvais dans le tour de chant à sauter du trombone à l’accordéon, puis aux claviers!
Et faire des chansons, c’est Nougaro qui vous l’a appris?
Oui, d’ailleurs Claude disait qu’une chanson, ce n’est pas un art mineur. Soit on fait une musique qui peut être adaptée à la chanson, soit on démarre sur un poème, sur un texte. J’y ai pris goût, à tel point qu’aujourd’hui, sans texte, j’ai du mal à composer une mélodie.
Vous avez aussi collaboré avec Allain Leprest?
Oui, Leprest, que Nougaro estimait beaucoup! Dans les textes et poèmes d’Allain, il y avait déjà la musique, le rythme. On a fait «C’est peut-être Mozart», une belle chanson, «La Gitane», où il parle de son père. J’ai également accompagné Reggiani, lorsque je suis arrivé à Paris; Barbara un peu plus tard.
Quelle attitude aviez-vous à leur égard? Vous étiez admiratif, craintif?
J’aurais aimé collaborer avec eux aujourd’hui, car je suis moins timide – même si je trépignais déjà de faire quelque chose de personnel. Claude, c’était un boxeur sur scène! Je joue mon accordéon de 13 kilos debout, il y a beaucoup de mimétisme. Avec Reggiani, il y avait un tel décalage de génération! J’accompagnais son accordéoniste, Joss Baselli, magnifique. Je n’osais même pas parler à Serge en dehors de la scène.
Votre rencontre avec Astor Piazzolla vous a marqué?
Oui, beaucoup. La rencontre s’est passée tout à fait par hasard. J’avais soumis plusieurs thèmes à Claude, dont un tango très «piazzollien», mais un peu plus jazz, après avoir passé une nuit à écouter du Piazzolla. Un jour, Claude est arrivé avec un texte: «Des Voiliers». Une invitation au voyage, moi qui rêvais de sortir du milieu de l’accompagnement musical et de prendre des risques! Or, la première fois que Claude a chanté ce morceau à l’Olympia, Piazzolla était dans la salle. Il est venu me voir à l’entracte. Un regard, et on s’était tout dit!
Il vous a donné des conseils?
Il m’avait dit: «Vous jouez très jazz, comme les Américains; ce n’est pas très bon.» Il pensait qu’un musicien devait jouer la musique de sa terre. Il m’a conseillé de revenir à toutes les valses musette, à la chanson française, de s’imprégner encore plus de ce terreau culturel et musical.
Comment se passe le premier contact avec un artiste?
Le regard et le sourire, c’est toujours primordial. Il y a quelque chose de très animal.
Dans votre disque «Vivaldi», vous suggérez que vous arrivez peu à peu à l’hiver de votre vie. Le son même de l’accordéon, épuré, s’en ressent…
Oui, un son très effilé et étiré, presque baroque, sans vibrato. C’est le son que Barbara me demandait de faire quand je l’accompagnais.
Un artiste a plusieurs saisons dans sa vie?
C’est comme un paysage: il peut être beau l’été, mais aussi très beau à l’automne et à l’hiver, avec la neige. Les saisons s’enchaînent perpétuellement. Chez Vivaldi, le dernier mouvement du Concerto «L’Hiver», qui évoque les glaçons, la glace, le froid, se termine par un «presto» très virtuose, comme certains vieillards qui ont encore l’œil qui pétille et ont envie de faire plein de choses.
Richard Galliano et Nigel Kennedy à St Prex Classics. Sa 31 août et dimanche 1er sept. à 20h45 sous Luna, www.stprexclassics.com
,
Richard Galliano