Rien ne vaut cette nuit où Paléo s’est fait vieux

Musique Samedi, le festival nyonnais recevait deux femmes aux cheveux gris

Entre Joan Baez et Patti Smith, deux visions du monde qui finissent par se réconcilier

Que faisaient-elles il y a quarante ans, lorsque des Vaudois à l’accent chantant décidaient de faire de Nyon une autre Mecque de la folk? Joan Baez lançait en espagnol «Gracias a la Vida» de la Chilienne Violeta Parra, elle allait connaître son succès le moins discutable, «Diamonds & Rust»; elle disait non à la guerre du Vietnam, elle avait marché avec Martin Luther King. Patti Smith, elle, il y a quarante ans, sortait son disque le plus cavalier, «Horses», elle vivait une histoire d’enfants fous au Chelsea Hotel avec le photographe Robert Mapplethorpe. Paléo, cette édition anniversaire, ne s’est pas conclu sur David Guetta et son électronique de rapine. Paléo s’est parachevé dans cette rencontre entre deux femmes pour lesquelles la musique reste un art missionnaire.

Joan est intimidante. Son sourire surtout qui voile à peine les batailles en cours. Elle est sur la Grande Scène. Elle y invite en ouverture les mots de Bob Dylan, son petit Bob qu’elle a sorti de l’anonymat: «Farewell Angelina». Ce concert est une parade nomade où l’on chante Brassens en français («L’Auvergnat»), où l’on rameute (comme Johnny l’autre jour) le pénitencier folk, «Le Temps des Cerises» et puis «Imagine» de John Lennon qui ne suscite pas une once de sarcasme parmi un public qui voudrait ce soir croire en un futur possible. Joan Baez, c’est la gauche d’antan, celle qui pensait encore pouvoir changer les choses, une gauche optimiste, indignée avant la tendance de l’indignation, naïve sans doute mais qui ne se résignait pas au monde tel qu’il se présente.

Les deux récitals s’enchâssent. Patti Smith n’a pas de belle écharpe de cachemire indien, mais un vieux t-shirt de rock. Elle reprend cri pour cri son album «Horses», au point où elle annonce à mi-chemin qu’il faut maintenant tourner le disque, appliquer l’aiguille de diamant pour découvrir la Face B. Patti n’a que quelques années de moins que Joan. Mais quelque chose s’est entre-temps altéré. Dans le proto-punk de Patti, dans ses poésies éructées de no man’s land urbain, il y a du désenchantement. Patti Smith, sa génération, son milieu, tous les bateaux ivres du New York d’avant Giuliani, n’auraient jamais eu l’idée de dire merci à la vie ou de se mettre à poil pour requérir la paix sur cinq continents. Ils tournaient le potentiomètre de leur amplificateur jusqu’au rouge sang. Et ils crevaient les tympans de ceux qui avaient le malheur de passer par là.

Tout est beau, dans ce concert. Comme tout était beau, chez Joan Baez. Ce sont deux beautés qui n’ont rien de commun. Celle de la chute, celle de l’envol. La folk dansait dans les prés, le rock piétine les fosses communes. Et puis, pour «People Have The Power», le texte le plus mélancoliquement hippie de Patti Smith, quelque chose se passe. «Je crois que tout ce que nous rêvons/Peut se réaliser à travers notre union/On peut tourner le monde à l’envers/Nous avons le pouvoir.» Joan Baez s’avance sur la scène des Arches. Elle prend la main de Patti. On dirait une gigue amérindienne. Elles dansent ensemble sur cet hymne sale des émancipations promises. Elles se regardent à peine. Les cheveux blancs, courts, peignés, de Joan. La tignasse de Vouivre, grisâtre, de Patti.

C’est Patti qui a sans doute le mieux vieilli. Les rockeux d’aujourd’hui ont davantage puisé dans ce nihilisme dandy, cette désillusion rimbaldienne que dans l’activisme révolutionnaire de Joan. Mais Paléo est ainsi fait qu’il réconcilie les divergences, qu’il est un carrefour euphorique pour des chemins opposés. Patti laisse partir Joan. Elle reprend son fil rauque. Elle arrache avec les dents les six cordes de sa guitare. Mais, avant d’elle-même s’en aller, elle pointe du doigt une petite fille au premier rang. La sexagénaire qui, deux secondes avant, jouait les sorcières électriques, s’accroupit et tend son plectre à l’enfant. On le savait depuis son roman «Just Kids» dont elle lisait plus tôt des extraits au romantisme acide, il y a un cœur sous le rocker.

Paléo a quarante ans. Daniel Rossellat disait quelques jours auparavant qu’il n’était pas très doué pour la nostalgie. Patti Smith, Joan Baez, lui ont prouvé qu’elle a de l’avenir.

Ce sont deux beautés qui n’ont rien de commun. Celle de la chute, celle de l’envol