Rigoletto, antihéros d’un cirque vicieux
Opéra
La production aixoise de Robert Carsen gagne en puissance théâtrale à Genève (avec vidéo)

Rigoletto, antihéros d’un cirque vicieux
Opéra La production aixoise gagne en puissance à Genève
Le piège de la piste circassienne conçue par Robert Carsense referme encore plus cruellement au Grand Théâtre
Grand raconteur d’histoires. C’est un des talents les plus saillants de Robert Carsen. Une formidable capacité à rassembler, en peu d’images et de gestes, toute la comédie humaine. Et d’en dérouler le fil, sans jamais dévier de sa trajectoire. Amour, haine, malédiction, vengeance et mort sont indissociablement liés dans l’opéra de Verdi. En ajoutant le vice et le cirque comme révélateurs, le metteur en scène canadien a composé un Rigoletto déjà salué au Festival d’Aix-en-Provence l’été passé. La production acclamée gagne à Genève une concentration scénique que les dimensions moins profondes de la scène de l’Archevêché semblent, a posteriori, avoir relativement diluée dans une présentation plus panoramique.
Le piège de la piste circassienne se referme donc plus cruellement et de façon plus dense au Grand Théâtre. L’accueil, heureux, se voit même renforcé dans la reprise de la mise en scène originale par Olivier Fredj. Ramassés, les mouvements d’ensemble et le jeu des chanteurs coulent avec naturel. La virulence initiale du spectacle réside dans l’évidence du principe: le bouffon difforme transformé en clown. L’idée est simple, efficace et juste. Condamné à rire, interdit de larmes, les paroles en guise d’armes, Rigoletto joue sous son masque blanc la représentation idéale d’une tragédie embusquée.
La rude beauté du décor sert d’amplificateur au propos. Radu Boruzescu privilégie les tons d’ocre et de terre, pour la tente et les bancs de son manège infernal. Loin d’amortir le choc de la cruauté théâtrale, le dispositif étouffe le souffle qui anime les personnages. Dans une cage aux fauves dont les filets suspendus ne sont pas sans rappeler les joutes érotiques de certains bouges, se joue la pathétique mascarade de la prédation sexuelle. Strip-teaseuses en string panthère, les femmes volages attisent les bas instincts masculins. Dont Rigoletto ne fait qu’agiter le miroir en brandissant une poupée gonflable pour provoquer Monterone (Maxim Kuzmin-Karavaev au timbre de métal). Quand le corps sans vie de Gilda prend la même posture et la même blancheur sous la chute splendide d’une tissuiste rouge, comme on appelle ce genre d’acrobate, la boucle se referme sur une logique implacable.
On doit la quatrième dimension du spectacle aux danseuses et acrobates qui animent et distraient le drame. La troupe virevoltante donne des ailes à l’ouvrage. Mais le moment de grâce absolue se niche sous les étoiles d’un ciel de rêve. Lorsque Gilda apparaît en trapéziste lunaire au-dessus de la roulotte paternelle. Lisette Oropesa offre là un exemple de chant aérien, dans une magnifique longueur de voix, aux nuances souples, à la musicalité fine et à l’humanité frissonnante. Un sommet du genre. Difficile d’atteindre ces hauteurs pour les autres protagonistes qui semblent, en regard, tendus et désincarnés.
Arnold Rutkowski pratique le Duc de Mantoue depuis quatre ans. Son physique avenant, son timbre clair et l’héroïsme de son chant ne révèlent pourtant pas assez le prisme de sentiments contradictoires et violents qui l’agitent. Et qui en font un redoutable prédateur à abattre. De son côté, Franco Vassallo possède l’intensité d’incarnation et de projection vocale. Son Rigoletto saisit aux tripes et au cœur. Mais l’intonation résiste mal à la force d’émission et à la fatigue engendrée par une tension vocale constante. Sur le plan des timbres, le Sparafucile abyssal de Sami Luttinen et la Maddalena chaude d’Ahlima Mhamdi occupent une belle place au cœur du reste de la distribution équilibrée, et des chœurs denses et bien menés par Alan Woodbridge.
Orchestralement, si Gianandrea Noseda et le LSO avaient soulevé l’enthousiasme en Provence, l’OSR et le chef Alexander Joel sont loin de démériter à Genève. Leur Verdi est aussi net que vigoureux, chaleureux que claquant. Quand les cuivres se seront affinés, ce Rigoletto frappant atteindra une forme d’harmonie dans la férocité. A la frontière, là aussi, du funambulisme qui prévaut sur scène.
Rigoletto, au Grand Théâtre de Genève, les 6, 8, 9, 10, 12, 16 septembre à 19h30, le 14 à 15h. Renseignements: 022 322 50 50, www.geneveopera.ch
Le moment de grâce absolue se niche sous les étoiles d’un ciel de rêve