Robert Forster, le musicien pas pressé
Musique
La légende australienne, la soixantaine tout juste franchie, vient de sortir le meilleur album de sa carrière

C’est un mot qui n’existe pas vraiment, mais qui pourrait définir le mélange de peur et d’excitation quand arrive le nouvel album d’un artiste qu’on adule. Il dirait à la fois la crainte d’être déçu et l’espérance de pouvoir à nouveau basculer dans un univers à nul autre pareil. La meilleure surprise dans ce registre ces derniers temps? The Blue Hour des Suede et ses chevauchées aussi efficaces qu’à leurs débuts. Le pire: Morrissey et son Low in High School (2017), un coup de couteau dans le cœur, une impression d’abandon qui laisse entrevoir une fin de route possible pour le dandy de Manchester.
Robert Forster est lui aussi un grand homme de la pop rock. Il a marqué son histoire entre 1981 et 2006 avec les Go-Betweens, le groupe de Brisbane qui a sorti plusieurs disques indispensables à toute discographie. C’est un homme qui se fait rare et précieux depuis quinze ans. Il y a eu Songs to Play en 2015, qui succédait à The Evangelist en 2008. Il revient, en cette fin d’hiver, avec un nouvel album solo nommé Inferno. Peur et excitation, donc.
Ecriture heureuse
Et puis il y a cet autre mot qui n’existe pas, lui non plus. Celui qu’il faudrait inventer pour exprimer pêle-mêle la joie, le soulagement et l’émotion qui viennent frapper dès la première écoute face à la fantastique nouvelle: la soixantaine rugissante, l’artiste australien est au sommet de son art avec ses neuf nouveaux titres, tous parfaits, tous touchants. Il est question de tendresse éternelle (I’ll Look After You), du miracle d’être encore en vie après toutes ces aventures et les amis laissés en chemin (Morning Is A Friend). De balade tire-larmes face au temps qui passe, aussi, avec le poignant Life Has Turned A Page.
Lire aussi: L’Australie, terre rock
Robert Forster aime raconter des histoires, mais ce parolier d’exception a pourtant choisi d’ouvrir son chef-d’œuvre avec un poème de Yeats, Crazy Jane On the Day Of Judgment. «On ne sait pas exactement tout ce qu’il a voulu dire avec sa série des Crazy Jane, mais ses mots très forts se mariaient merveilleusement avec la musique. Cette chanson est mélodieuse, onirique, et dans le même temps hypnotique. Je n’arrivais moi-même pas à y croire. Il est vite devenu évident qu’elle devait ouvrir l’album», dit-il.
L’Australien a en revanche longtemps hésité pour le titre avant de pencher pour Inferno. Un seul mot pour plusieurs lectures, comme toujours avec lui. Mieux vaut ici oublier le concept d’enfer, il évoque plutôt la fournaise de Brisbane en été, là où justement on parvient à le joindre. Phrasé aristo de lord anglais sans une once de prétention – un paradoxe tout à son honneur –, il se dit très content de lui: «J’ai été très heureux pendant la conception de ce disque, mais aussi après. Je prends du plaisir à l’écouter, à le jouer, puis à le réécouter. Et non, je n’ai pas ce sentiment à chaque sortie. Ça n’arrive pas souvent, même.»
Prendre son temps
Robert Forster n’a jamais aussi bien chanté que sur ce disque-là. Il se permet d’emmener sa voix dans des territoires langoureux qu’il avait jusqu’ici évités, ou du moins pas visités avec autant de constance. C’est une grande nouvelle pour celui qui a toujours eu des relations ambivalentes avec son talent de chanteur: «Victor [Van Vugt, son producteur, ndlr] a joué un rôle clé, son travail était tellement bon que j’ai voulu donner le meilleur de moi-même, alors que j’étais déjà prêt à chanter du mieux possible. Je n’ai pas toujours aimé ma voix au fil des années, loin de là. C’est aussi ce qui différencie ce disque des précédents.»
Inferno, une fournaise, peut-être un enfer, mais surtout une forme de miracle. Robert Forster se qualifie lui-même de «slow worker», un homme qui aime prendre son temps avant de montrer quelque chose aux autres. Voilà vingt-cinq ans, il était persuadé que sa carrière de compositeur était terminée: «J’écris assez peu finalement, trois chansons par an maximum, sur lesquelles je travaille beaucoup. Je pensais qu’avec mes limites à la guitare, j’allais manquer d’options, de nouvelles idées et d’enthousiasme avec le temps. Je suis aujourd’hui surpris de voir que les chansons viennent toujours à moi. Et très heureux de constater que j’aime toujours autant ça.»
L’héritage de McLennan
L’exigence chevillée au corps par ses barrières avouées et par sa nature, Forster sait aussi qu’il doit une partie de cette vertu à Grant McLennan. L’homme avec qui il avait fondé les Go-Betweens est mort pendant son sommeil en 2006. Forster a fini par lui rendre hommage dans une merveille d’ouvrage-confession, Grant And I, paru en 2017. Un retour dans les années folles de la côte est australienne, qui permet aussi de mieux comprendre le Robert Forster d’aujourd’hui: «Lors de la première phase des Go-Betweens (1979-1989), on écrivait chacun de notre côté tout en partageant notre travail. Puis on a ensuite travaillé de concert, entre 2000 et 2006, et je savais que je devais arriver devant lui avec quelque chose de formidable, tellement il était fort. Il m’a beaucoup fait progresser. Il n’est plus là depuis treize ans, mais son influence est toujours présente car son exigence ne m’a jamais quitté. C’est en moi maintenant, et ça ne partira plus.»
Rencontre avec Peter Milton Walsh: «En Europe, le public est plus réceptif»
On l’avait rencontré une première fois en septembre 2015, à Paris, lors du concert de l’autre monument de Brisbane, Peter Milton Walsh (The Apartments). Robert Forster avait appris la nouvelle en lisant Le Figaro du jour, et les deux hommes avaient enchaîné avec une conversation enjouée sous l’œil de fans incrédules et de photographes excités. Oserait-on imaginer les voir faire quelque chose ensemble? «Eh bien, figurez-vous qu’on en avait parlé ce jour-là, oui. On est toujours en contact régulier, mais il travaille encore plus lentement que moi, alors… C’est une possibilité, une bonne idée même, je vais y réfléchir sérieusement», promet-il. Il faudra probablement se montrer patient. Comme d’habitude.
Robert Forster, «Inferno» (Tapete Records).