Genre: POP
Qui ? Kronos Quartet & Asha Bhosle
Titre: You’ve Stolen My Heart
Chez qui ? (Nonesuch/Musikvertrieb)

Il y a quelques années, on l’avait appelée dans son palais mordoré de Bombay. Elle avait déjà plus de 70 ans. La voix qui avait surgi du combiné ressemblait à celle de sa petite-fille. «Mais non, c’est moi, mon petit bonhomme, qui voulez-vous que ce soit?» En effet. Asha Bhosle, née en 1933 dans les odeurs de guerre de l’Empire britannique, possède depuis toujours un timbre situé trois octaves plus haut que les sopranos légers. Dans son enfance, quand sa sœur, Lata Mangeshkar, érotisait déjà les cinémas de l’Inde du Nord, Asha se contentait de pousser des chansonnettes de rossignol évanoui. Elle ne doutait de rien. Ni du cinéma qui la porterait un jour sur ses épaules pleines de pellicules, ni de son timbre voué au désir.

Dans la grande famille du ­cinéma bollywoodien – faite de demi-mafieux, de starlettes minutées et de producteurs vernis –, Asha Bhosle joue les ventriloques. Pour cette industrie où un bon film est une bonne chanson, elle a enregistré près de treize mille mélodies. Elle a chanté sur les ­lèvres des divas des années 1950 mais aussi sur celles du siècle neuf. Cinquante ans de play-back, pour palier les déficiences vocales de chevelues plus photogéniques qu’elle. Asha Bhosle n’a jamais souffert d’être à l’ombre; chaque fois qu’un cinéma de Delhi, de Calcutta ou même de Lagos se remplissait, elle savait que c’était pour entendre sa voix. Longévité aidant, à travers le monde des diasporas indiennes et celui des gays occidentaux qui l’aimaient (Vince Clarke d’Erasure, Michael Stipe de REM, Boy George), Asha Bhosle est même devenue plus célèbre que les actrices auxquelles elle prêtait son chant.

Plusieurs fois mariée, plusieurs fois déçue, Asha est une boussole dans ce pays où tout menace à chaque instant d’être bouleversé. Elle joue pour la plupart des magazines indiens les parfaites ­mères de famille, à fabriquer des galettes de pain et des masalas bouillants. Mais elle est libre, à sa façon. Instruite par un des génies de la musique classique hindoustanie, Ali Akbar Khan, elle rencontre toute cette génération de compositeurs bollywoodiens qui écoutent autant Prokofiev que les rythmes traditionnels du ­Bengale. A cette époque, dans le sillage de l’indépendance ­indienne, Bollywood est un formidable laboratoire de l’avant-garde. Asha, comme sa sœur Lata, sont les muses de ces musiciens qui ne veulent rien céder ni de leur modernité ni de leur héritage.

En 2005, Asha enregistrait ce disque, avec une machine flamboyante à synthétiser l’ailleurs: le Kronos Quartet. Leur musique, brillante de bout en bout, est un florilège de tubes bollywoodiens, mais traités à l’aune du contemporain et des effets seventies. Ce n’est pas la pop asiatique d’aujourd’hui, faite d’opportunisme et d’imitations. Mais une sorte d’hommage dépoussiérant à un temps où un pays grand comme le monde s’inventait. Le timbre d’Asha, celui d’une petite fille mutine, élève les mensonges et la sagesse de Bollywood à des hauteurs qu’on n’espérait plus.