Il déboule dans un mouton retourné, sur la tête une afro du Nord, des petits yeux plissés et un briquet qui ne marche pas. Il parle vite, rit beaucoup, s’amuse de ses propres péripéties et barbote les livres sur le soufisme de son père. Il débarque de Thonon, il a pris le bateau mais vit à Berlin. Shems Bendali, 22 ans, la vraie vie du jazz au troisième millénaire. Son premier album, Choukheads, est un précipité de respect aux anciens et de grandes découvertes. Et puis, il trompette sévère.

Ça fait un moment qu’on entend parler de ce garçon à pistons qui écume les jams de la région, du Chat Noir de Carouge au Moods de Zurich, avec son plus-que-frère le saxophoniste Arthur Donnot. Ils prennent une voiture ou un train, échafaudent la nuit des arrangements supersoniques pour des funks improvisés, ils jouent à Freddie Hubbard à côté de Wayne Shorter, puis tout près de l’aube, s’inquiètent enfin de trouver une piaule. «J’ai rencontré Arthur à la Haute Ecole de musique de Lausanne (HEMU), on voulait jouer tout le temps. Ne pas s’économiser.»

Eveiller la flamme

La faute à sa mère. Les parents de Shems viennent tous deux d’Algérie; ils l’ont baptisé «soleil» comme le maître persan du mystique Rumi. Ils s’installent dans un petit village de Haute-Savoie, Le Lyaud: «La grande exigence de ma mère était que nous pratiquions le sport et la musique. Par souci d’intégration sans doute. J’ai donc fait du foot et de la trompette.» Il improvise sur Cantaloupe Island, fait le beau, mais la machine ne s’emballe pas. Il songe même à s’arrêter: «Je faisais des esclandres dans la voiture pour ne pas me rendre aux cours de solfège.»

Un copain lui propose alors de se rendre dans un stage de jazz. La mère de Shems lui promet qu’il pourra ranger définitivement son cuivre si, après ça, il n’aime toujours pas souffler. Le professeur s’appelle Jeff Baud: «J’ai halluciné en le voyant jouer, pour la première fois je trouvais cet instrument très classe.» Shems en sort changé. Il bouffe du Miles Davis, du Chet Baker à tous les repas, relève des solos comme dix générations de jazzeurs avant lui. Jeff Baud le forme – «il a éveillé la flamme». Il le prépare en réalité. Baud enseigne à l’HEMU.

«Je n’ai jamais vraiment vécu de crise d’adolescence. J’étais trop pris par la musique. Je séchais parfois les cours au lycée pour faire des bœufs dans les bars de Thonon. Quand j’ai touché mes premiers cachets, je payais des sandwichs à tous mes amis. J’étais le king.» Dans sa colocation de Renens, dans cette école lausannoise où l’on apprend le jazz et sa légende, Shems Bendali monte son escouade. Des instrumentistes qui raffolent du hard bop mais veulent prouver au monde qu’ils ne sont ni nés cinquante ans trop tard ni 6000 kilomètres trop à l’est.

Emotions répétitives

Le morceau inaugural de son album, qu’il a financé avec des prix de musique, des économies personnelles et une collecte de fonds, respire la justification préventive. Dès les premières mesures. Trompette, saxophone, ensemble, dans une pirouette savante, puis le roulement de la batterie (volé à Tony Williams), on dirait le quintette VSOP de la très grande époque, quand le jazz était encore la chose la plus sexy du monde. «Ce morceau cherche à montrer que nous sommes Lausannois, que nous n’avons pas vécu l’histoire américaine mais qu’on n’est pas des branleurs.»

On ne saurait mieux dire. Cette troupe de l’HEMU, des bas du Flon, a des arguments solides; Andrew Audiger, le pianiste, est un soliste vertigineux. Mais on serait presque tenté d’écouter ce disque à partir de sa deuxième piste, Hymn. Beaucoup plus ambitieuse, plus contemporaine aussi. Shems cherche moins à y prouver qu’il existe. Il se nourrit des transes parcourues, des émotions répétitives, mais aussi des fanfares déglinguées. Un lyrisme tendu. Une beauté fendillée par le vent.

Le futur maintenant

Shems Bendali est un trompettiste fascinant. Il danse jazz mais se nourrit de hip-hop, il a joué notamment avec le rappeur Fianso sur une scène du Festival d’Avignon. Il y a chez lui un tel appétit de vie, une urgence à tout tenter, tout dévorer, qu’on est parfois surpris par l’incroyable maturité de son jeu. Dans Anima, armé d’une sourdine, il retrouve des peurs anciennes, des expressions enfouies, il n’est pas un gamin talentueux qui remplit le vide mais il se frotte à lui. Ce quintette répond au fond à ce qui se trame du côté du jazz aux Etats-Unis – Shems écoute beaucoup Christian Scott, Ambrose Akinmusire – mais aussi à Londres. Une musicalité consciente de l’histoire mais qui n’est pas dévorée par ses propres références. Du jazz qui s’adresse à son époque.

Il y a quelques mois, Shems Bendali s’est rendu avec huit potes à New York, pour la première fois. «J’ai saigné mon compte bancaire!» Il a vu le Village Vanguard, le Fat Cat, le Smalls, l’aristocratie des clubs de Manhattan. Mais ce qui l’a le plus marqué, ce sont les sessions hip-hop de l’Arlene’s Grocery. Même pour le jazz, ce genre qu’on apprend désormais en école, le futur, c’est maintenant.


Shems Bendali Quintet, «Choukheads» (Anuk). En concert le mercredi 10 avril, avec Stacey Kent, dans le cadre du Cully Jazz Festival.

Mardi 2 avril à 19h, concert privé à la rédaction du «Temps». Inscription obligatoire: www.letemps.ch/evenements