Passionné par l’industrie de la musique depuis toujours, Sophian Fanen œuvre aujourd’hui au sein du site Lesjours.fr, une plateforme d’information montée par des anciens de Libération, qui offre de délicieux longs formats. C’est dans ce cadre qu’il a pu enquêter sur l’histoire de l’écoute musicale – streaming, téléchargement, CD et piratage – pour en faire un livre référence, Boulevard du stream. Il nous donne ici sa vision de l’avenir.

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Le Temps: Pourquoi le streaming est-il devenu si populaire?

Sophian Fanen: Parce que c’est la première proposition en ligne en phase avec l’époque. Le téléchargement n’était finalement qu’une numérisation des échanges physiques. Le piratage a eu du succès grâce à son accès gratuit et permanent, mais le téléchargement légal n’a pas décollé car ce n’était qu’une simple duplication du vieux monde. Le streaming propose de passer de l’ère de la possession à celle de l’accès. Il a anticipé la location de tout ce qui existe: le football à la télé, les films, les maisons sur Airbnb, les voitures ou les vélos…

Et phénomène tout sauf anodin, Deezer et Spotify ont décollé en même temps que l’apparition des smartphones et de la 3G. Avec la connexion perpétuelle, posséder un disque devient secondaire. Et les gens acceptent de payer parce que c’est bien plus facile que le téléchargement pirate. Le streaming a ramené le futur dans la musique, comme une promesse de l’infini.

Existe-t-il un risque d’effondrement à moyen terme?

On vit encore la bascule, on ne peut pas affirmer que 99% des auditeurs passeront par le streaming dans dix ans. Il y a peut-être un plafond qu’on ignore, mais c’est franchement peu probable. Des entreprises comme Deezer ou Spotify peuvent disparaître ou se faire absorber, pourquoi pas. Mais imaginer qu’on puisse dématérialiser davantage la musique, non. Le streaming va se transformer, on ne sait pas si les pionniers vont l’emporter, ou si les géants Amazon-Google-Apple vont prendre la main, ou même si le chinois Tencent va s’imposer.

Je vois deux choses qui nous attendent: la fusion entre les services musicaux audio et vidéo. Il y aura probablement une jonction en termes d’usage; Spotify commence d’ailleurs à déjà faire entrer de la vidéo dans ses playlists. Et la voix va probablement changer les choses, avec les enceintes connectées du genre Alexa. Il risque d’y avoir une vraie pénétration de ces engins dans les maisons et les voitures. L’accès à la musique pourra se faire en parlant, et plus en écrivant.

Il y a cette phrase terrible dans votre livre: «Les données d’usages des millions d’utilisateurs, voilà le pétrole des décennies à venir.» Le streaming pourrait-il devenir un service ultra-personnalisé?

C’est une vraie question. Spotify, par exemple, est une boîte totalement «datacentrique»: les données sont au cœur de tous leurs choix, tout ce qu’ils font est basé sur les constats d’usages. Alors que Deezer fonctionne plus au feeling et par amour de la musique. Mais les plateformes préfèrent se préoccuper du grand public, qui fait évoluer le monde, plutôt que les 5 ou 10% de gens qui s’intéressent vraiment à la musique. Elles aiment créer un effet «communauté», «génération», et ne pas disséminer les écoutes. Elles préfèrent que tout le monde écoute le même morceau d’Ed Sheeran plutôt que d’en proposer d’autres, pour recréer un effet de mass media.

Le téléchargement format MP3, légal ou non, a-t-il encore un avenir?

C’est une péripétie de l’histoire, un format transitionnel qui a permis à la musique de devenir virtuelle et d’aller vers le streaming. Rien ne se serait fait sans le piratage, qui nous a tous préparés au streaming. Le téléchargement a encore un peu de sens pour les zones mal desservies par internet, avec leur débit problématique, ou alors pour ceux qui veulent un téléchargement de haute qualité sonore. C’est le cas de certains collectionneurs et autres amateurs de musique classique.

La musique et les arts ont besoin de zones grises, de circuler en dehors des considérations uniquement commerciales. De trouver des espaces parallèles, des chemins de circulation informelle.

Comment le piratage peut-il encore exister? C’est un simple manque de volonté du législateur?

Il y a toujours eu du piratage, et il y en aura toujours. Ça existait déjà quand la musique n’était pas enregistrée. Mozart lui-même est accusé d’avoir «piraté» le Miserere d’Allegri, qui était joué au Vatican seulement pendant la semaine sainte, en l’écrivant de mémoire une fois rentré chez lui. A l’époque des cylindres en cire, des copies circulaient déjà. La radio était un média pirate à la base, attaqué par les maisons de disques. La musique et les arts ont besoin de zones grises, de circuler en dehors des considérations uniquement commerciales. De trouver des espaces parallèles, des chemins de circulation informelle.

Et il existe une musique qui n’existera jamais sur les plateformes de streaming: celle des œuvres très peu connues dont personne ne s’occupe, et aussi celles qui vivent des conflits juridiques. Le premier album de MC Solaar, par exemple, n’est pas disponible en streaming, tout comme la BO de Barry Lyndon. Donc si on les veut, on les télécharge. Le piratage a certes détourné de l’achat Monsieur et Madame Tout-le-Monde, ceux qui achetaient deux CD par an, mais des études ont prouvé que les boulimiques du téléchargement illégal ont fini par acheter davantage de musique qu’avant.

Le CD est-il amené à disparaître, du coup?

Il continue à descendre, en ligne droite vers le bas. Mais le format physique va encore demeurer pendant dix ou quinze ans, parce que ça a encore du sens pour pas mal d’auditeurs qui ont gardé leurs habitudes. Notamment dans la musique classique, où le CD reste le meilleur format, et aussi parce que l’offre streaming n’est pas bonne, en raison d’une faible qualité sonore et d’un beau bordel dans le catalogue. On trouve encore des lecteurs CD dans les voitures, aussi, même si ce n’est plus du tout le cas pour les voitures neuves. Et il y a toujours ce phénomène «objet doudou», pour ceux qui achètent un vinyle ou un CD comme ils le feraient avec un t-shirt de leur groupe favori, une sorte d’objet transitionnel qu’on pose sur une étagère. Même s’ils n’ont pas de platine pour les lire…

Et les majors, quel avenir pour elles?

Elles vivent un moment assez complexe et plutôt charnière. Leur métier a longtemps été de signer des artistes pour trois albums, de se payer sur les revenus et d’assurer ensemble du travail autour du disque (production, accompagnement artistique, fabrication, transport, marketing…). Ces différentes missions sont en train de se faire «ubériser». Le marketing, c’est les réseaux sociaux maintenant. La fabrication et le transport des CD? Vu qu’il n’y en a pratiquement plus… Et de nouveaux métiers émergent, comme les pluggers, chargés de représenter les artistes auprès des radios et des télés. Il y a toute une génération d’artistes qui ont fait le point, et se sont rendu compte qu’ils n’avaient plus besoin de majors qui allaient garder 90% de leurs revenus.

Donc ils montent leur propre label, avec une petite équipe, et vont tout financer eux-mêmes, pour en plus rester bien plus libres artistiquement. Plus autonomes, ils ont juste besoin d’une grosse maison de disques pour les 100 derniers mètres. Je vous dis ça début 2018, mais peut-être que la situation aura changé dans un an. Avec d’autres nouveaux métiers, des petites agences toujours plus nombreuses et des nouvelles applications qui auront encore grignoté du pouvoir. Les majors ont perdu de leur puissance, mais elles ne disparaîtront pas complètement. Leur assise financière reste importante, elles rachètent des catalogues quand les artistes prennent leur retraite ou ont besoin d’argent. Elles seules sont capables de payer.


Sophian Fanen, «Boulevard du Stream. Du MP3 à Deezer, la musique libérée», Castor Astral, 260 pages.