Musique
De Di-Meh à Makala, d’Arma Jackson à Danitsa, la nouvelle scène hip-hop romande s’exporte largement en France. Elle a le goût de la conquête

C’était il y a quelques mois – aujourd’hui, c’est pire. Un club parisien de Pigalle, il faut faire l’anguille pour se faufiler dans cette foule d’une densité moite. Sur la scène, cinq Genevois. Le public, très jeune, très concerné, connaît les textes, creuse des cercles au milieu du parterre pour que les corps se jettent contre les corps. «Paris, vous êtes chauds. Très très chauds. Xtreme Tour!» Makala fait des pirouettes avec son microphone, Di-Meh filme en direct le concert sur Instagram depuis son téléphone. C’est une fratrie de combat, la lame de fond du hip-hop suisse. Ce n’était pas gagné: ils rendent ce pays cool.
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Depuis plus d’une année, les indices convergent. Les Inrocks annonçaient que 2017 serait l’année du rap suisse; le magazine français décrivait le collectif SuperWak Clique (Makala, Di-Meh, Slimka, Pink Flamingo, quelques autres) et leur label Colors comme l’émanation la plus spectaculaire d’un «réservoir balèze de talents». Mouv’, la station jeune de Radio France, a publié des articles de fond sur le hip-hop helvétique, sur SuperWak mais aussi sur le musicien lausannois Arma Jackson qui a signé avec le label du rappeur parisien Youssoupha. Selon Rachid Bentaleb, responsable de la musique pour Mouv’, « nous suivons la scène suisse progressivement comme nous l’avons fait pour la scène belge avec le même intérêt pour la créativité des différents protagonistes.» Même si le phénomène est encore jeune, les titres de Slimka, de Di-Meh, d’Arma Jackson sont diffusés sur cette antenne, comme ils le sont sur la plupart des radios spécialisées hip-hop en France.
Côté outsider
La scène belge? Dans le biotope effervescent des périphéries francophones, la Wallonie a une très claire longueur d’avance sur la Suisse romande. Damso est probablement en passe de devenir le prochain monstre du rap en français, les clips de Hamza, Caballero & JeanJass multiplient les millions de vues sur YouTube (alors que ceux des Romands se chiffrent en centaines de milliers). En concert à guichet fermé il y a quelques jours aux Docks lausannois, Roméo Elvis décrivait à la fois son lien avec la nouvelle scène romande mais aussi la parenté entre les deux pays: «Le lien entre la Belgique et la Suisse, c’est le côté outsider. Il y a ce gros pays au milieu, la France, qui centralise tout avec les médias, avec la musique, avec l’influence des artistes. Il y a du coup, chez les Suisses et les Belges, une mentalité différente qui s’installe. Moins de pression sur nos épaules parce qu’on sera toujours les petits frères. On se comprend très bien avec les Suisses.»
La vie rêvée des marges. Mais aussi l’appétit de la conquête. Activiste de la scène hip-hop genevoise depuis plus de vingt ans, Thibault Eigenmann gère le label Colors au sous-sol d’une tour du Petit-Lancy. Le studio n’a l’air de rien – son associé Théo Lacroix passe son temps entre la console et la Migros voisine – mais ils discutent en ce moment avec la plupart des majors du disque parisiennes et des grosses distributions indépendantes. Dans ce moment de bascule où il faut rapidement confirmer l’extraordinaire intérêt pour sa petite écurie, Thibault a besoin d’aide pour le développement, le marketing, un attaché de presse et donc de l’argent pour étendre la geste de Colors: «Cela fait des mois que l’on creuse le sillon. Tous les week-ends on joue en France avec de plus en plus d’attention. Mon idéal serait maintenant de signer un label deal, ainsi Colors aurait un bureau dans une grande structure parisienne!»
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Scène fragile
Ce qui frappe dans cette génération, c’est qu’elle est absolument sans complexe. Elle affiche autant ses rêves de grandeur que son origine. La SuperWak Clique, la Valaisanne KT Gorique et son pseudo alternatif de Couteau suisse ou Arma Jackson qui évoque volontiers les 9 m² de chambre en banlieue lausannoise où il fabrique son succès, ne reproduisent pas les codes du rap américain ou français et ils ne refusent pas leur rôle d’ambassade culturelle pour la Suisse romande; il n’est pas rare que des drapeaux genevois surgissent dans les concerts de SuperWak où, sur scène et hors scène, les secondos tiennent la place. Danista, bien qu’arrivée de Paris à l’âge de 13 ans seulement, stimule son imaginaire entre les Pâquis et les bureaux de son label Evidence, près de Cornavin: «C’est la maison, Genève. J’ai détesté cette ville en y arrivant. Aujourd’hui, je ne m’imagine pas ailleurs. J’aime ce contexte, à la fois sécurisant et cosmopolite.»
A Paris, je ressens beaucoup de respect pour la scène suisse
Proche de la SuperWak Clique, la chanteuse biberonnée au reggae jamaïcain a sorti un album, Ego, qui la met presque chaque semaine sur les routes françaises. Elle rencontre à Paris les plus gros labels qui la convoitent: «Ce sont des prises de contact, je ressens beaucoup de respect pour la scène suisse.»
Pour l’heure, comme les membres de SuperWak qui ont tous la vingtaine passée, Danitsa vit encore chez sa mère; financièrement, sa musique ne lui permet pas encore de prendre son indépendance. C’est à la fois la chance et la fragilité de cette scène – elle ne doit rien à personne mais risque de s’épuiser si son énergie ne finit pas par se capitaliser. En Suisse romande, le soutien à la création musicale en matière de musiques urbaines fait cruellement défaut et un mépris historique de la part des organismes de financement envers le hip-hop n’arrange rien.
Autorités à convaincre
L’engouement populaire et médiatique pour le hip-hop romand est peut-être en train de changer la donne; l’attention très précoce pour la nouvelle scène lausannoise, notamment le rappeur Kingzer, tranche enfin avec l’habituelle circonspection des Romands envers leur production locale. Le rap du terroir est à la mode. Indéniable intelligence politique et artistique, Eric Linder a largement convié cette année la SuperWak Clique (et Danitsa) dans son festival genevois Antigel mais il a aussi réussi à convaincre le maire Rémy Pagani que les rappeurs de Colors soient les vedettes des festivités du 31 décembre dernier: «Cela n’a pas été facile de convaincre les décideurs, il y a encore des préjugés sur le public du hip-hop. Mais il est essentiel de soutenir ces artistes qui sont une chance pour la ville.»
Selon le manager culturel, musicien lui-même sous le nom de Polar, la SuperWak Clique s’appuie d’abord sur une «petite structure d’une qualité exceptionnelle», le label Colors, mais aussi sur un travail acharné: «C’est peut-être cela qui m’impressionne le plus. Ils sont des artistes phénoménaux qui n’ont rien à envier aux meilleurs rappeurs internationaux mais ils sont aussi des bosseurs fous.» Le festival Antigel a même servi d’incubateur pour un nouveau festival hip-hop à Genève (Transform, les 28 et 29 juin) qui met en lien les filières de formation professionnelle et les principaux acteurs du hip-hop local dont SuperWak. Parce que ces musiciens s’adressent et viennent d’une Suisse longtemps passée sous silence sur le plan culturel, ils nous instruisent sur nous-mêmes.
Maison de quartier
Souvent issus des zones populaires et de la migration, ils sont aussi des enfants des maisons de quartier. «Sans ces espaces où le hip-hop s’est transmis et les projets ont émergé, rien de tout cela ne serait arrivé», explique Thibault Eigenmann. Les maisons de quartier sont ces sous-marins discrets, dont aucun Ministère de la culture ne se vante, qui non seulement tissent de la citoyenneté mais permettent aussi à des réseaux artistiques de prospérer. Dans un autre sous-sol, celui de la Permanence Jeunes Borde à Lausanne, le producteur Santo compose à la fois pour Stress et Slimka, l’ancienne et la nouvelle génération, mais il enregistre aussi des pré-ados qui connaissent pour la première fois l’angoisse d’une prise de son professionnelle; tout cela avec des fonds municipaux.
Voilà l’intérêt de cette éruption rap en terre romande. Elle est déclenchée par des individualités exceptionnelles, l’émulation saine entre des talents qui se provoquent. Mais aussi par une histoire (celle des rappeurs qui ont pavé cette route sans jamais bénéficier de cette attention) et par un écosystème particulier, humble et peu connu, d’intégration culturelle.
En 2015: Le hip-hop se fait-il vieux?
Collaboration: Stéphane Gobbo