C’est l’histoire d’un permis de conduire. Ou plutôt, d’une adolescente qui reçoit son sésame juste au moment où son amoureux lui échappe. Et vous l’avez certainement déjà entendu: Driver’s Licence, le premier single de l’actrice et chanteuse Olivia Rodrigo, est sans conteste la bande-son de ce début d’année. Depuis sa sortie mi-janvier, la ballade pop sentimentale a tout raflé sur son passage – plus précisément 300 millions d’écoutes sur Spotify et le sommet des charts dans une centaine de pays. Un démarrage phénoménal qui projette cette Californienne de 17 ans, produit de l’écurie Disney Channel, sur le devant de la scène internationale. Avec, en moteur principal, TikTok.

Car c’est sur l’application préférée des ados que Driver’s Licence s’est d’abord fait remarquer. Très vite, des utilisateurs ont tenté d’en décrypter les paroles (évoqueraient-elles une relation avec le jeune acteur Joshua Bassett?) ou mimé des scènes du clip. Bientôt, une centaine de milliers de posts reprenaient le morceau, propulsé par effet domino au rang de hit planétaire.

Chant de marins

TikTok, chambre d’écho virtuelle? Driver’s Licence n’est en effet que le dernier exemple en date. Depuis la création de la plateforme il y a quatre ans, des dizaines de morceaux, devenus les bandes-son de chorégraphies et autres challenges vidéo, ont propulsé leurs auteurs sous les projecteurs. Des nouveaux venus comme le rappeur américain Lil Nas X, dont le titre Old Town Road se muait en mème sur TikTok début 2019, permettant à l’artiste de signer chez Columbia Records. Ou la jeune Française Wejdene, qui envahissait l’application l’an dernier avec Anissa et sera à l’affiche d’un prochain concert à Genève.

Mais d’anciens groupes bénéficient aussi du coup de pouce de TikTok, où la jeune génération les redécouvre. C’est le cas de Fleetwood Mac et son classique de 1977, Dreams, qui réintégrait quarante-trois ans plus tard le classement des singles les plus vendus du magazine Billboard après avoir accompagné la vidéo TikTok d’un Américain se rendant au travail sur son skateboard, bouteille de jus de fruits à la main.

Certaines envolées sont encore plus improbables. Fin 2020, c’est un chant de marins du XIXe siècle qui est devenu viral sur TikTok. D’abord chanté par un postier écossais de 26 ans, Nathan Evans, The Wellerman a progressivement été repris par d’autres utilisateurs qui y ont ajouté leur voix. En quelques semaines, Nathan Evans a gagné près de 800 000 followers… et un contrat avec le label Polydor.

Créer en un clic

Derrière ses airs de cour de récréation, TikTok se révèle un redoutable accélérateur de tubes… et un acteur de poids dans l’industrie musicale, qui s’en vante haut et fort: 70 artistes ayant explosé sur la plateforme auraient signé avec de grands labels en cette seule année 2020, affirmait en décembre Ole Obermann, directeur du secteur Musique de TikTok. «Il est inspirant de voir notre communauté mettre de nouveaux talents en avant, aider à propulser des morceaux dans les charts et créer une oasis de joie grâce à la musique durant ces temps difficiles.»

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La pandémie, en privant le monde de concerts live et en cloîtrant les gens chez eux, a encore renforcé le rôle d’éclaireur de TikTok. Mais la musique a toujours été au cœur de l’application et de son ancêtre Musical.ly, dont le principe consistait à se filmer en play-back sur de courtes pistes sonores.

TikTok compte aujourd’hui 800 millions d’utilisateurs, libres d’explorer, et d’exposer, leur créativité en un clic. De quoi bouleverser les rapports de force. «Avant, c’était tout un processus de lancer une carrière, il fallait investir beaucoup d’argent et bénéficier du soutien d’une maison de disques, note Patrik Wikstrom, professeur à l’Université de Technologie du Queensland à Brisbane et spécialiste de la numérisation musicale. Aujourd’hui, il suffit d’un téléphone pour devenir créateur. De quoi donner de l’espoir aux musiciens en herbe, qui rêvent de devenir célèbres en enregistrant une chanson dans leur chambre.» A l’image de Joshua Stylah, ce lycéen polynésien à qui l’on doit Laxed (Siren), mélodie électronique et vrai raz-de-marée sur TikTok avant d’être reprise par Jason Derulo.

Mème musical

Une audience géante à portée de main, et une vitrine qui donne sa chance aux plus petits. «Contrairement à Instagram, le flux généré par l’algorithme de TikTok ne favorise pas forcément les contenus des superstars de la plateforme. Il reste très imprévisible», précise Patrik Wikstrom.

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La machine, une fois mise en route, peut rapidement s’emballer, les TikTokers déclinant et se réappropriant le morceau à l’infini dans un esprit participatif et communautaire. «La musique est la forme culturelle parfaite pour créer un mème, estime Patrik Wikstrom. L’essence de la pop, c’est de récupérer et remixer des éléments de précédents morceaux. TikTok multiplie juste ce phénomène par 100!»

Et l’association entre musique et mouvements chorégraphiques participe à cette viralité, explique Donald Glowinski, chercheur en neuropsychologie au Laboratoire des neurosciences des dynamiques affectives et émotionnelles de l’Université de Genève. «La musique est intrinsèquement liée au corps: l’écouter stimule des aires motrices du cerveau, et se caractérise par une notion d’empowerment, qui nous donne envie de bouger, de reproduire un geste. Et plus ce dernier est lisible et rythmé, plus sa réalisation devient facile: on l’imite et on se l’approprie en posant sa propre empreinte.»

Le format TikTok, avec ses extraits de quinze à soixante secondes seulement, repassés en boucle, explique aussi la consommation addictive de musique. «Si l’on vous met en situation où vous ne finissez pas quelque chose, le sentiment d’incomplétion va créer un appétit pour la nouveauté, souligne Donald Glowinski. Et paradoxalement, c’est connu, l’être humain a plaisir à écouter encore et encore le même refrain.» Des refrains que les jeunes continuent bien souvent d’écouter sur d’autres plateformes, Spotify en tête, où sont proposées des playlists spéciales TikTok et, depuis peu, un service permettant aux artistes de mettre en avant un titre au moment où il décolle sur le réseau social.

Portfolio 2.0

Bref, TikTok est un tremplin redoutable et les acteurs du secteur l’ont bien compris. Les maisons de disques aussi, qui y laissent traîner leurs oreilles, repérant les phénomènes du moment et de potentiels poulains, constate Yvan Jaquemet, enseignant Music Business à SAE Institute Genève. «Encore la semaine dernière, j’ai discuté avec un producteur français qui a signé une de ses artistes. Et ce qui a impressionné la maison de disques, c’est son travail sur TikTok, où elle a déjà une fanbase importante. Etre visible sur ces plateformes est devenu essentiel, pour le développement d’un artiste.»

Sorte de portfolio 2.0, TikTok s’est aussi mué en espace de promotion pour les artistes établis, invités à y développer leur communauté (en Suisse, le chanteur bernois Luca Hänni et la rappeuse Loredana sont parmi les plus actifs), ou interagir avec elle grâce à des challenges – à l’image de Dua Lipa, qui invitait l’été dernier ses followers à réaliser des vidéos sur son tube Levitating. Malin.

Car il n’est pas si facile de se vendre sur TikTok, noyé dans le flot des posts quotidiens. «L’enjeu est le même qu’avec la presse: comment obtenir de la visibilité, résume Aurélien Mabon, enseignant Media Production & Publishing à SAE Institute Genève. En l’occurrence, TikTok est comme tout business, constellé d’agences qui se mettent en place, et qui monnaient l’utilisation d’une chanson par des usagers populaires de la plateforme.»

Comme Michael Pelchat, à l’origine du challenge qui a propulsé Old Town Road de Lil Nas X au sommet – l’idée pouvant se résumer à un costume de cow-boy. Ou Charli D’Amelio, star incontestée de TikTok (avec 105 millions de followers), qui élaborera une chorégraphie pour n’importe lequel de vos morceaux… au prix de 30 000 dollars.

Pas la panacée

Les labels déboursent, mais remplissent aussi leurs poches sur TikTok. Cette semaine, la plateforme annonçait avoir signé un contrat de licence avec Universal Music Group, qui autorisera TikTok à proposer dans sa bibliothèque musicale des artistes d’Universal comme Lady Gaga ou Elton John. Un accord qui suit ceux déjà conclus avec Sony Music et Warner.

«C’est le plus de TikTok: une réelle volonté de rémunérer les contributeurs, analyse Aurélien Mabon. On pourrait évidemment espérer une rétribution plus généreuse, mais elle a le mérite d’avoir été mise en place rapidement. En comparaison, Facebook a mis beaucoup plus de temps à trouver un terrain d’entente avec les grandes majors.»

Mais TikTok n’est pas la panacée et son public jeune, pas toujours la cible idéale. «Un groupe de jazz avec un public de quinquagénaires par exemple ne prendra pas, résume Aurélien Mabon. Il ne s’agit que d’un instrument de plus.» Et Yvan Jaquemet de renchérir: «TikTok reste concentrée sur le divertissement. Tout l’enjeu, c’est de réussir à conserver cette communauté et l’emmener ailleurs.» Peut-être bientôt sur Resso, service de streaming lancé en Inde par ByteDance, la maison mère de TikTok. Décidément bien décidée à tailler sa part dans le gâteau de la musique numérique.