Dans le folklore balte, un kratt est un objet fait de bric et de broc (par exemple des ustensiles ménagers) qui prend vie lorsque son propriétaire donne trois gouttes de son sang au diable. Cette espèce de golem domestique peut alors servir à beaucoup de choses – et en particulier à aller piller la propriété de vos voisins. L’histoire marche très bien en français, le kratt étant connu pour sa capacité à voler (dans les airs) et à voler (ce qui appartient aux autres).

Kratt, c’était aussi le titre d’un album, publié en 2020, de Massicot, trio post-punk genevois dans lequel on retrouve Simone Aubert, Colline Grosjean et Mara Krastina – cette dernière est née à Riga, ceci explique peut-être cela. Et de fait, si le nom de Massicot évoque quelque chose qui tient de la coupure, Kratt avait tout du génial rafistolage continuel – polyrythmie qui tourbillonne, micro-motifs répétitifs qui s’affrontent les uns avec les autres avant de se donner une poignée de main, changements de direction subits: on a souvent parlé de «rock cubiste» pour évoquer Massicot, l’image est pertinente.

Le trio est de retour aujourd’hui avec une œuvre d’une tout autre ampleur. Upe (en letton et en lituanien, c’est un mot qui veut dire «rivière») est le fruit d’une commande passée à Massicot par l’Ensemble Contrechamps et l’Ensemble Vide, deux grandes formations genevoises de musique contemporaine. Captée en direct lors de son exécution en mai 2021 dans les grands espaces du bâtiment Arcoop, la pièce est aujourd’hui gravée par les Editions Cave 12, et sera redonnée à plusieurs reprises dans les jours qui viennent.

Lâcher les chevaux

Upe associe l’instrumentation de Massicot (guitare, basse, batterie, voix) à celle de Contrechamps (violons, altos, violoncelles, contrebasses). On ajoutera un troisième intervenant: la pluie, qui tombait à verse ce jour-là sur le toit en tôle ondulée du centre d’art, et dont le crépitement réverbéré est capté au loin. Pour le reste, Upe est un passionnant voyage d’une vingtaine de minutes: on y retrouve bien entendu la science des surgissements du trio, mais son développement, par un ensemble étendu, sur une grande amplitude temporelle donne lieu à des évolutions heureusement inattendues. Le travail de déphasage des phrases musicales a tout le temps de faire naître des syncopes qui vous mettent l’oreille en excitation; les motifs propulsifs s’enchaînent sans jamais se fatiguer (on notera ici le travail époustouflant, par son délié, des contrebassistes); les partis pris mélodiques passent du rêche de la dissonance à des lignes parfaitement paisibles, fluides; on croirait, par moments, découvrir un Steve Reich qui aurait lâché les chevaux.

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On a surtout, de Massicot à Contrechamps, la preuve d’un échange réussi entre deux univers que le grand public a encore trop facilement tendance à opposer: celui de la musique actuelle et celui de la musique contemporaine – dont les dénominations prouvent pourtant assez qu’elles ont tout pour s’entendre.


Massicot et Ensemble Contrechamps, «Upe» (Editions Cave 12). En concert le vendredi 27 (20h) au Garage (Lausanne, rue de l’Industrie 10); le samedi 28 (18h) à l’ABC (La Chaux-de-Fonds); le dimanche 29 (16h) au Victoria Hall de Genève, avec une performance visuelle des artistes Maya Rochat et Bastien Conus. Au programme également: «Flocking individuals, unfinished stories», d’Ariadna Alsina Tarrés, pour quintette à cordes et électronique.