«Le Temps»: Comment avez-vous élaboré ce programme «Cabaret & Chansons» que vous allez présenter à Gstaad?
Ute Lemper: Comme un mélange de grandes chansons universelles du siècle dernier. Je vais chanter du Serge Gainsbourg, du Charles Trenet, du Léo Ferré et du Jacques Brel, mais aussi une collection de titres issus de mon spectacle actuel consacré à la vie de Marlene Dietrich. Il y aura L’Ange bleu, mais aussi les chansons qu’elle a interprétées avec Burt Bacharach ou celles qu’elle a reprises de Cole Porter ou Pete Seeger. Et il y aura aussi mon répertoire de racine, le cabaret de la République de Weimar, les chansons de Bertolt Brecht et Kurt Weill.
De Kurt Weill à Jacques Brel, vous aimez les chansons qui vous permettent d’aller vers une certaine forme de théâtralité. Vous sentez-vous un peu comme une comédienne lorsque vous vous appropriez les mots des autres?
Je suis une comédienne dans ma vie, mais quand je chante, je suis très authentique, je n’imite personne. C’est mon propre style, ma propre interprétation, mon idée de la musicalité. J’incarne chaque chanson à ma manière, car l’aspect humain est pour moi ce qu’il y a de plus important. Et comme je fais ça depuis tellement longtemps, j’amène avec moi quelques décennies de vie et d’inspiration culturelle internationale. Car, même si je vis depuis vingt ans à New York, je n’ai jamais oublié mes premières rencontres artistiques à Berlin dans les années 1980, au moment de la guerre froide.
Vous chantez aussi bien en allemand qu’en français et en anglais. Y a-t-il des différences notables entre ces langues ou est-ce que finalement une bonne chanson reste une bonne chanson, peu importe son origine?
Ces trois langues ont des identités spécifiques. Chaque langue dessine un sentiment différent. L’allemand est assez expressif, mais aussi intellectuel; ce n’est pas une langue musicale, mais elle peut être très poétique. Elle ne flotte pas comme l’anglais, mais symbolise l’âme de la musique. J’adore chanter en allemand, c’est quelque chose de très fort. L’anglais n’a pas cette cinquième dimension que je trouve dans l’allemand, mais c’est par contre une langue très musicale qui marche parfaitement avec le jazz; on peut étirer les mots. Le français, c’est encore autre chose: il a une sensibilité mais aussi une arrogance naturelle, une dimension existentialiste… En fait, j’adore les trois langues. Ayant vécu dans ces trois cultures, elles sont chacune naturelle.
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Vous avez également mis en musique des textes de Pablo Neruda, Paulo Coelho ou Charles Bukowski. Y a-t-il pour vous des liens étroits entre chanson et littérature?
Bien sûr, et c’est justement pour cela que j’ai choisi ces trois écrivains qui sont opposés. J’avais commencé avec les textes de Bukowski pour un projet très contemporain, un peu jazz d’avant-garde, qui me fait penser qu’il faudrait peut-être que j’inclue cet aspect de mon répertoire dans mon concert à Gstaad. Après avoir tourné avec des musiciens de Buenos Aires pour interpréter des morceaux d’Astor Piazzolla, on a choisi avec le joueur de bandonéon de nous attaquer aux poèmes de Pablo Neruda, qui était un écrivain mais aussi un politicien, un homme engagé qui a lutté toute sa vie contre le fascisme. Il est en cela proche de Bertolt Brecht, qui était un homme de théâtre et de politique. Neruda a vécu en Europe, principalement en France, et je trouvais que chanter ses poèmes était un bel hommage. Ça a été une expérience profonde. Même si ce n’est pas évident, la musique peut très bien, si on est assez créatif, donner une dimension supplémentaire aux mots poétiques.
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Vous vous définissez comme une chanteuse européenne. Aujourd’hui, alors que l’idée d’une Europe unie est de plus en plus mise à mal, que les nationalismes sont de plus en plus forts, cette affirmation a presque quelque chose de politique…
Je regrette d’autant plus ce mouvement vers la droite, vers le populisme, que je connais la vieille Europe, celle de la guerre froide, qui était très divisée et où les nations avaient de grands préjugés les unes envers les autres. Je me rappelle très bien des années 1970, lorsque l’Angleterre détestait l’Allemagne, que la France détestait l’Angleterre, que le Portugal détestait l’Espagne. Il y avait beaucoup de stéréotypes. Il y a toujours eu des problèmes de nationalisme, c’est quelque chose de provincial dicté par des sentiments réactionnaires et stupides. Je trouve évidemment très dommage qu’on aille aujourd’hui à l’envers du rapprochement européen, à cause notamment de problèmes économiques, mais je pense que l’esprit global qui s’est établi va perdurer au sein des nouvelles générations. Je suis assez optimiste, car je me considère en effet comme une vraie Européenne; je ne me sens pas du tout Américaine. J’habite d’ailleurs à New York, qui est un peu l’Europe de l’Amérique. Mon cœur est une mosaïque constituée de Berlin, Paris, Londres et New York.
Quels sont les artistes français qui vous ont marquée au point de vouloir chanter dans notre langue?
Quand j’habitais à Paris, dans les années 1980, j’ai vu Barbara sur scène. J’ai trouvé qu’elle était véritablement unique; je n’ai jamais vu une femme qui était tellement à part et authentique dans la beauté de son interprétation, dans sa croyance, dans sa transparence, dans son âme. Il n’y avait aucune vanité, seulement une beauté poétique. Elle ne faisait aucun compromis, ce qui est très français si je pense à Léo Ferré, Claude Nougaro et aux nouvelles générations aussi. J’aime cette pureté française. Mais j’ai toujours dit, et je le dis encore dans mon spectacle autour de Marlene Dietrich, que si les nazis n’avaient pas détruit la République de Weimar, ce qui s’est passé dans les années 1960 en France et ailleurs avec la musique contestataire et l’émancipation de la femme se serait déjà déroulé dans les années 1940 à Berlin.
Ute Lemper – Cabaret & Chansons , Gstaad Menuhin Festival, samedi 10 août.