D’abord, ce qui a frappé les esprits, de l’orchestre à l’administration en passant par les organisateurs, c’est la rapidité de la prise en main du chef et la qualité des résultats obtenus. Arrivé le 1er janvier, Jonathan Nott a déjà imprimé un mouvement et une identité sonore louables, après seulement deux concerts de musique française à Genève et Lausanne avant l’exigeant duo des programmes de tournée donnés dans six villes.
Nuances et vitalité
D’un côté, Beethoven, avec sa fameuse 5e Symphonie et le magnifique 4e Concerto pour piano interprété par Nelson Goerner. Au fil des deux soirées genevoises, puis à Alicante et Madrid, la finesse de nuances et la vitalité des élans se sont concentrées pour atteindre une sorte de fusion épanouie dans la capitale espagnole. Jusqu’au dernier soupir, la 5e a été menée dans une urgence que les musiciens ont rendue haletante.En regard, la 1re Symphonie de Mahler, la «Titan», répondait à la 5e Symphonie de Schubert en terres ibères. Les deux univers musicaux si différents ont été tendus sur une même ligne de chant. De Zaragoza à Oviedo, les nuances extrêmes, les sonorités soyeuses et la musicalité exacerbée ont porté Schubert vers le haut romantisme, et Mahler vers un expressionnisme éclatant.
Il a comme toujours fallu s’adapter aux diverses salles. Grandes, belles, spectaculaires, frontales ou enveloppantes comme à Zaragoza ou Madrid. Les différents placements selon les plateaux, les acoustiques particulières, les dimensions, les volumes, le nombre de places (de 2400 à 1600) et la réaction du public représentent à chaque fois des facteurs d’étonnement.
On a assisté à une opération surprenante lors des deux soirées madrilènes. Le célèbre acteur espagnol Miguel Rellán a été invité en ouverture de concert par les responsables de l’Auditorio Nacional de Música. Incitée à ne pas tousser et à éteindre les portables dans un sketch désopilant, la salle s’est montrée attentive et concentrée. Une initiative humoristique dont on pourrait s’inspirer ailleurs…
Rompre les habitudes
La dernière particularité de cette étape rénovatrice, c’est le changement de disposition des musiciens, avec premiers violons à gauche, seconds à droite, violoncelles au centre. Ce changement supplémentaire est diversement ressenti et transforme l’identité sonore de l’OSR, comme les habitudes de jeu. La situation, «inconfortable» pour certains, qui y voient une forme de déséquilibre, peut s’avérer «stimulante» pour d’autres, qui se sentent poussés à «une meilleure écoute et plus d’attention».
Tous ces éléments animent l’OSR. Les qualificatifs positifs fusent. «Le chef déploie sans compter une énergie incroyable et on a envie de lui rendre», entend-on de toutes parts. «Il nous fait sentir comme ses musiciens et connaît déjà tous nos noms.» Jonathan Nott joue avec «un amour profond, des couleurs et une musicalité puisée dans la spiritualité et la philosophie». Le chef se révèle «très authentique», travaillant «dans le calme avec le sourire», considérant ses musiciens comme de «véritables partenaires».
Précision de l’ensemble
Il est un fait que les nuances sont ciselées dans une forme de jouissance sonore. Quitte à parfois se diluer un peu dans des lenteurs extrêmes, quelques flottements ou attaques imprécises. Avec le temps, il y aura à l’évidence des affinages à régler dans l’homogénéité du groupe et la précision de l’ensemble. Mais ce qui se joue déjà est remarquable.
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Le chef prend des risques. Il faut le suivre du regard. Impossible de rester le nez dans la partition. «Je joue pratiquement par cœur car chaque version est différente avec ce chef et c’est bien ça qui est passionnant», révèle le timbalier Arthur Bonzon, qui a fêté ses 23 ans la veille et a intégré l’OSR un mois avant l’arrivée du chef.
«Je suis le plus jeune, mais le tromboniste Vincent Métrailler est le dernier arrivé. Personnellement, je trouve Jonathan Nott très touchant, car très proche des musiciens. Quand on joue, il garde le contact visuel et arrive à transmettre une énergie incroyable. Aux saluts, il nous remercie et se recule dans l’orchestre pour se mettre au milieu des musiciens. Il veut former une unité avec nous. C’est très agréable de commencer dans ces conditions.»
Engagé corps et âme
En incitant chacun à se regarder et à s’écouter, Jonathan Nott crée une forme de tension «bénéfique». Il parvient à obtenir des pianissimi incroyables et des déferlements foudroyants, qui viennent «naturellement» tant il est «engagé de toute son âme et son corps dans le son».
De son côté, le soliste Nelson Goerner salue la vitalité «très positive» de Jonathan Nott, qui impressionne aussi en dirigeant tout par cœur. «Il travaille en profondeur sans imposer, mais en invitant», confie l’aînée Stella Rusu, dont c’est la dernière tournée. L’altiste, nommée en 1976 par Wolfgang Sawallisch, ne donne pas dans la nostalgie. «Sur les huit directeurs avec qui j’ai eu la chance de travailler, chacun a apporté quelque chose. Je suis heureuse de partir à un moment où l’OSR retrouve un nouveau souffle.»
Même sentiment pour la violoniste Marie Sirot, titularisée en 1979, qui réalise elle aussi son dernier voyage musical. «C’est une tournée particulière puisque Jonathan Nott débute son mandat. Tournée intense, comme toujours. Mais porteuse d’un espoir formidable qui me réjouit pour mes collègues. J’espère qu’ils sauront rendre la générosité et l’engagement de ce nouveau chef qui va vers le bon, le bien, la concentration et le chant, sans jamais nous écraser.» Une collaboration prometteuse…
Jonathan Nott: «Faire de la musique, c’est sauter dans le vide»
Depuis le 1er janvier, Jonathan Nott a mis les bouchées doubles pour rassembler les énergies et imprimer un élan positif. Le chef se confie.
Le Temps: Que représente ce déplacement pour l’OSR?
Jonathan Nott: En tournée, on rencontre un nouveau public chaque soir. Le mouvement et la perte de repères sont indispensables pour évoluer. Un orchestre a aussi vocation à être ambassadeur de la beauté musicale et du partage culturel. Il est encore une représentation miniature du monde. La vingtaine de nationalités des musiciens se rassemble vers une même direction. L’OSR est un orchestre suisse, en Espagne. Deux pays totalement différents historiquement et culturellement. Nous célébrons le fait d’être une partie du même monde.
– Comment avez-vous choisi les programmes?
– Il fallait construire aussi vite que possible la relation. Pour les deux concerts de Lausanne et Genève, j’ai choisi la musique française, qui est une tradition de l’orchestre. Et j’ai voulu utiliser les autres œuvres dans un but technique. La chose la plus importante pour un musicien est la sonorité. Quand vous l’avez, vous pouvez chanter. Passer d’une note à l’autre sans une goutte de tension. La cantilène est pour moi la base de toute musique. J’essaye d’être un chanteur d’orchestre. Mahler réclame particulièrement ça. Et Schubert aussi, si plein de mélodies et de beauté. Il faut jouer avec finesse, comme Images de Debussy. J’ai demandé d’utiliser le même son dans des œuvres différentes.
– Comment?
– La gestique est essentielle. Plus vous donnez la battue clairement, plus le son est dur. Si on veut une sonorité douce, on ne peut pas être clair. Diriger, c’est une suggestion de direction, de lignes, de temps et de couleurs. Je n’aime pas la battue, ça casse tout ce qu’on fait. Il faut vivre la musique.
– Comment se passe le contact avec les musiciens?
– Je suis heureusement surpris que beaucoup viennent vers moi et me parlent de plaisir. Certains ont été choqués par le niveau émotionnel. Mais sans cette base, il n’y a rien. En répétition, on sculpte l’objet et on le forme avec le matériel à disposition. En concert, on le présente dans un dialogue.
– Cette tournée est très proche de votre arrivée…
– Généralement, il se passe une saison avant de partir, pour prendre le temps de se connaître. Mais après 16 ans avec l’Orchestre de Bamberg, j’avais besoin d’une coupure et d’un peu de repos. J’ai demandé de débuter le 1er janvier. On a enchaîné rapidement. Deux répertoires différents en deux semaines, c’était un challenge fantastique. Un travail très intense, totalement positif.
– Aimez-vous travailler dans une forme d’urgence?
– Il n’est pas possible de se reposer en musique. Chaque concert est une sorte d’improvisation. Quand tous les éléments s’assemblent, ça apporte beaucoup de joie. Je suis comme un instructeur de parachutisme. Je fais sauter dans le vide vers un endroit inconnu. Sinon, les vies ne sont pas changées par la musique. Rien ne peut être tranquille. Pour le public aussi, l’expérience doit être intense.
– Que pensez-vous des concerts espagnols?
– Je suis très fier de la poésie qui s’est invitée dans Schubert et de la beauté sonore obtenue. C’est toujours une grande chose de commencer une relation avec un orchestre, dans une haute perspective et pour longtemps.
– Vous avez changé la disposition de l’orchestre. Pourquoi?
– Parce que ça donne d’autres sonorités et couleurs. Mais aussi pour des raisons historiques. A l’époque de Berlioz, les compositeurs essayaient de faire de la musique en trois dimensions. Tout le répertoire allemand romantique est écrit avec les violons répartis de chaque côté du chef. Il y a des écrits. Mahler aussi le faisait. Je pense que la disposition «américaine» est arrivée quand Stokowski a commencé à enregistrer. Avec un seul micro, il fallait le placer de la façon la plus simple, au centre, pour répartir les hautes fréquences d’un côté et des basses de l’autre.
– Est-ce déstabilisant pour les musiciens?
– Je ne le fais pas pour ça. Je sais que c’est nouveau et difficile au début, parce qu’il faut changer de point de vue. Mais ça apporte une autre dimension à notre identité sonore. Et pour les deuxièmes violons qui se retrouvent en bordure de scène, ça peut leur offrir aussi une espèce de fierté. Je suis très content que ça change les choses, même si ça va prendre du temps.
Solidarité musicale, ou la fable de l’alto fendu
A chaque tournée ses imprévus. Avions annulés, instruments abîmés, oublis de passeports, de valises ou d’appareils électroniques, retards, maladies… Les contrariétés s’invitent régulièrement. L’efficacité des équipes techniques et la solidarité du groupe sont essentielles pour résoudre ces problèmes.
Cette fois, le sort a touché l’altiste Emmanuel Morel. Un malheureux concours de circonstances l’a privé de son instrument, endommagé lors d’un raccord. «En entrant sur scène pour rejoindre ma place, la tête du violon d’une collègue qui se mettait en position a cogné la table de mon alto et l’a fendue», explique le musicien.
«Cela aurait pu être pire et tomber sur une partie vitale: le chevalet, le centre, l’âme ou la barre d’harmonie. S’il y a une fracture d’âme, les dégâts sont beaucoup plus problématiques pour le futur de l’instrument. La réparation, importante, nécessite des pièces spécifiques.» Choqué par l’accident, l’instrumentiste ne s’est pas rendu au concert. Par mesure de précaution, d’abord, et aussi par tristesse.
Instrument prêté par un collègue madrilène
«Il faut détendre les cordes pour soulager la pression. La fente n’était pas trop impressionnante. Il aurait été jouable, mais je le sais maintenant que mon luthier de La Roche-sur-Foron m’a dit qu’il n’y aurait pas de séquelles. Je le retrouverai réparé mardi.» Bonne nouvelle donc, en fin de compte. Et jolie histoire aussi, car la solidarité entre musiciens a joué. Et la chance aussi.
A la fin de la soirée qui avait mal commencé, l’altiste rencontre par hasard un collègue inconnu de l’Orchestre de Madrid, qui s’était fait opérer d’une main. Sans hésiter, celui-ci lui prête son instrument pour le deuxième concert. Le tourneur Steve Roger, qui suivait la tournée, devait faire un aller et retour de 24 heures à Genève le lendemain de l’accident. Il a emmené le Chanot de 1855 et l’a échangé à Genève avec l’alto de secours d’Emmanuel Morel.
Ramené le lendemain, l’instrument lui a permis de jouer le reste de la tournée sur un outil de moindre qualité, mais personnel. Enfin, l’altiste de l’OSR Stella Rusu, qui materne les musiciens avec bonheur entre distributions de gâteaux, de bonbons ou de massages, a transporté les archets habituels de son collègue jusqu’à ce qu’il retrouve sa boîte d’instrument. Une belle chaîne d’entraide.