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Le pianiste sort «Everyday», un nouvel album avec le batteur Ziv Ravitz. Magnifique entreprise d’iconoclasme où Scriabine, Ornette Coleman et la pop jouent à se faire peur

Yaron Herman, comment être jazzman au XXIe siècle?
Musique Le pianiste sort «Everyday»,un nouvel album avec le batteur Ziv Ravitz
Magnifique entreprise d’iconoclasme où Scriabine, Ornette Coleman et la pop jouent à se faire peur
Cet été, on le croisait partout. T-shirt lâche, baskets serrées, lunettes d’informaticien, bonnet de skater. Il était à Arles, à côté de Jacques Attali, dans un théâtre antique pour flanquer des notes aux travers des bons mots. Il était à Montreux, patron du jury du concours de piano. Il était encore à Chamonix, adossé sur un clavier qu’on avait charrié par hélicoptère. Yaron Herman, 34 ans, vit la grande vie fastidieuse du colporteur convoité, du soliste tout-terrain capable de tirer le swing de Chopin et les contrepoints de Britney Spears. Son nouvel album signé chez Blue Note, Everyday , rassemble les chemins parcourus et les festins en cours. Ce que l’on y découvre? La quête bouleversante d’un pianiste qui doute de tout mais s’y jette quand même.
Il répond au téléphone. Il est à Paris, dans un bar d’été déclinant. Il a une petite voix de métal, un français pesé, trahi par un léger accent d’ailleurs. Il semble toujours chercher la question insinuée derrière la question posée. «Cela fait des années que vous vivez à Paris, pourquoi ne pas être resté à Tel Aviv?» – «Voilà une façon subtile de parler de politique.» Yaron est Israélien. Depuis son premier disque en 2003, un autre duo batterie avec Sylvain Ghio, le pianiste connaît les travers du storytelling. L’obsession de la biographie. L’essentiel des portraits qui lui sont consacrés traitent au choix de son origine, de sa première carrière contrariée de basketteur professionnel ou de ses reprises de chansons pop. «Je me suis fait une raison. Il faut un angle. Mais j’ai quitté Tel Aviv parce que la scène était trop petite, rien d’autre.»
Une jubilation à traquer de nouvelles sensations
On reprend tout depuis le début, alors. «Fast Life», le morceau qui ouvre ce disque neuf. Un solo de piano. On croirait à des «Jeux d’eau» de Ravel, submergés par une main gauche de métronome, des harmonies russes, Lennie Tristano dans le fond de l’âme, «Fast Life», la vie urgente de quelqu’un qui s’y est mis tardivement. Yaron avait 16 ans quand il a touché pour la première fois à son instrument. Il a donc accéléré le pas, brûlé les étapes, exigé dans le même geste que ses phalanges répondent et que son esprit bouscule. Il a écouté le rap, Björk, le jazz, le classique. Il a lu beaucoup, ancien étudiant en mathématiques, en philosophie, qui parle volontiers de physique quantique et d’histoire des religions. Il savait instinctivement que, de Keith Jarrett à Brad Mehldau, le jazz contemporain avait déjà fourni son lot de conquêtes pianistiques et de canons hors d’atteinte. Il lui fallait attaquer de biais.
AUDIO. Ecoutez un extrait de «Fast Life»
Saut dans le disque. «Everyday», le morceau-titre. Il y a la batterie de Ziv Ravitz, autour de laquelle cet album est bâti. Ziv est un Israélien de New York: «Nous nous sommes rencontrés par hasard. On a beaucoup joué ensemble avant d’enregistrer. Nous partageons forcément des musiques de notre enfance. Mais aussi une jubilation à traquer de nouvelles sensations.» Ziv Ravitz a accompagné Lee Konitz. Il raffole aussi des rythmes binaires, des antiennes de la batterie pop, la danse à portée de balais. Dans «Everyday», tout est clair. L’introduction sur des modes orientaux, la tension permanente, les tambours lourds et les ruptures brutales, les cordes pincées du piano qui ouvrent sur une éthique du duel comme un miroir grimaçant. Ce qui frappe, c’est que la musique reste d’une lisibilité parfaite, limpide; un tableau pointilliste dont on oublie la pixellisation.
La musique de Yaron Herman est ainsi faite qu’elle puise dans les architectures les plus complexes, les arguments les mieux affûtés, pour retrouver une parfaite simplicité d’expression. C’est ce qui frappait déjà dans son album de 2007, A Time for Everything, où il reprenait le tube «Toxic» de Britney Spears. Déconstruire l’hymne, vis par vis, pour en tirer une force démultipliée. Le pianiste semble aborder chaque pièce comme un coureur automobile: il a déjà parcouru cent fois la piste mentalement avant de se retrouver sur la ligne de départ. Mais la musique chez Yaron ne se nourrit pas que de musique. «Les notes doivent être remplies de sens et d’émotion. Un musicien doit se demander qui il est pour pouvoir transformer les notes en beauté. Il faut donc une introspection, un travail en dehors de la musique. La vie aussi doit entrer dans les notes.» Il y a du cabaliste chez Yaron, le goût de questionner, un appétit oulipien pour le bricolage sémantique. Il prend des carillons mal ajustés, un prélude de Scriabine qu’il semble voler (même dans le son) au XIXe siècle, une chanson pop produite par l’arrangeur de Björk. «Everyday» est le carnet de route d’un enfant surdoué qui cherche toujours le rire derrière l’intelligence.
VIDEO. Sa reprise de Toxic de Britney Spears, sur la chaîne française France 3
C’est cela qu’on n’a pas dit de Yaron Herman. Il est d’une ironie glaçante, sans cesse contredite par un humanisme presque candide: «J’essaie d’éviter les catégories. Je cherche l’humain derrière tout ce que je fais.» Ou: «Je ne sais pas si je suis mystique mais j’essaie de suivre la lumière.» On ne sait trop bien comment il tient debout. Jazzman en 2015. Pas un seul morceau qui dépasse les 5 minutes 34. La nécessité absolue pour survivre d’ouvrir au-delà de l’amateur de swing. Mais l’exigence malgré tout de ne pas renier ses intuitions (l’hommage à Ornette Coleman dans «Nettish»). Yaron est le produit de son époque. Il se soucie de la durée, de l’accès, du lyrisme. Il parle à tout bout de champ d’émotion. Mais on s’aperçoit rapidement en écoutant «Everyday» que cette musique, même si elle semble frapper à toutes les portes, n’a rien de l’exercice de style. Elle ouvre sur de l’inconnu. Yaron Herman, «Everyday» (Blue Note) Yaron Herman sera l’un des mentors de la 2e Montreux Jazz Academy, du 5 au 11 octobre. Avec notamment un concert le 8 octobre à Villeneuve. www.mjaf.ch
Le jazz contemporain avait déjà fourni son lot de conquêtes pianistiques. Il lui fallait attaquer de biais
«Everyday» est le carnet de route d’un enfant surdoué qui cherche toujours le rire derrière l’intelligence