Ne cherchez pas noise à la femme qui fait du bruit
Concert
A Lausanne, la Fête du slip invite l'artiste «noise» Marlo Eggplant, très impliquée dans la présence des femmes sur la scène des sons bruts et des musiques expérimentales. Un credo nécessaire, et qui est appelé à faire foi

Posons une première variable: le bruit, c'est quoi? C'est un «ensemble de sons, d'intensité variable, dépourvus d'harmonie, résultant de vibrations irrégulières», nous disent les dictionnaires. Mais c'est aussi un matériau artistique, utilisé pour la musicalité qu'on a tardivement découverte en lui – on fera remonter cette épiphanie à Russolo et aux futuristes du début du XXe, elle s'épanchera par exemple dans la musique concrète (Schaeffer, Henry et al) et fleurit aujourd'hui dans une scène dite noise de plus en plus peuplée.
Posons une deuxième variable: le bruit est-il quelque chose de féminin? L'idée est difficile à appréhender, mais c'est une thèse récemment soutenue dans le domaine des sonic cyberfeminisms, et par exemple par la chercheuse Marie Thompson. On peut résumer son courant de pensée en deux articulations. Premièrement: la femme étant originellement vouée au silence par le carcan d'une société patriarcale, elle sera accusée de s'adonner au vacarme dès qu'elle tentera de s'exprimer. Un mécanisme discriminant qui trouve effectivement des points d'ancrage dans le bon vieux sexisme des discours d'autorité: «Femmes, le meilleur ornement de votre sexe, c'est le silence», disait Aristote en citant Sophocle. Autre exemple, entre mille: lorsque Boccace écrit sa Vie de Dante, c'est pour forcer le trait de l'épouse du poète – l'infortunée Madonna Gemma –, présentée comme une mégère dont le débit de parole et le niveau de cohue empêchent le grand homme de mettre un point final à la Divine Comédie.
Chanter / brailler
A ce constat, le champ des sonic cyberfeminisms ajoute une seconde articulation: dans le discours culturel général (comprendre: bas de plafond), la féminisation des genres musicaux est souvent rejetée comme une forme de bruit («dismissed as excessive, banal and extraneous noise», dit Marie Thompson en VO) – autrement dit: un rockeur chante, une rockeuse braille. Cela implique aussi que le travail d'une instrumentiste sera davantage susceptible d'être ramené à du vacarme que celui d'un confrère de chromosome XY.
Conclusion: la femme est du bruit, la femme fait du bruit, et c'est pour ça qu'on lui cherche noise. C'est une construction seconde, peut-être pas forcément représentative dans l'extrême absolu – mais quel propos de sciences humaines prétendrait l'être? Cela dit, elle ouvre sur la possibilité d'une revendication qui, si elle prend un cheminement en partie métaphorique, n'est un détournement qu'à première vue: il faut, disent ces recherches, rappeler que le bruit est un art. Et puisque la scène noise met ce bruit en majesté, y voit un objet de célébration, il est nécessaire d'y amplifier la présence féminine.
Des femmes? Où ça? Ah oui...
La réclamation est légitime, car la scène noise, comme à peu près toutes ses sœurs, est majoritairement masculine. Prise dans son sens large, elle aligne, de Russolo à nos jours, les grands hommes (de John Cage à Masami Akita, de Lou Reed à Kevin Drumm, ou d'Edgard Varèse à Francisco Lopez). Mais les grandes femmes sont plus rares: Pauline Oliveros, Else Marie Pade, Cosey Fanni Tutti ou Maryanne Amacher. Certes, depuis quelques années, un rééquilibrage s'effectue, et de nouvelles artistes s'implantent avec poids dans le maniement des ondes brutes – on pense par exemple à Margaret Chardiet (alias Pharmakon) ou à Frederike Hoffmeier (qui joue sous le nom de Puce Mary). Mais c'est une longue route.
C'est ici qu'intervient, à sa mesure, Marlo Eggplant – ou Marlo De Lara, de son vrai nom. En l'invitant à Lausanne, La Fête du slip s'offre une belle tête chercheuse. A un niveau strictement artistique tout d'abord: la musique de Marlo Eggplant est une pure merveille. On peut écouter l'une de ses dernières publications, Callosity, sortie en 2016 chez Fractal Meat Cuts: c'est une collection de miniatures crépusculaires constituées de toute une biomasse d'animalcules sonores – grésillements sombres, voix aériennes, explosions rythmiques à l'arrière-plan, raclements harmoniques. A quoi ça sert? Comme toute noise, à prendre l'oreille et son décodage neuronal à revers – et c'est beau comme un poème abstrait dit sous une lune qu'on n'aurait jamais vue.
Mais Marlo Eggplant n'est pas qu'une musicienne. C'est aussi une chercheuse, à l'Université de Leeds, et justement très impliquée dans le domaine des sonic cyberfeminisms. A ce titre, c'est également une rassembleuse, une promotrice, et un élan: c'est à elle en effet que l'on doit, par le biais de son propre label – Corpus Callosum Distro –, le lancement d'une série de compilations et d'émissions radio intitulées Ladyz in Noyz. Par le biais de ces publications et de ces diffusions, elle offre un cadre et une possibilité d'expression à de jeunes artistes féminines souhaitant poser un pied sur les scènes brutes. Elle en dit, très simplement, qu'il s'agit d'une «série visant à célébrer les femmes qui font de la musique dans les marges». Cette notion de célébration, encore une fois, est capitale: c'est une fête des sons qui est rendue possible, quelle que soit leur origine. Marlo Eggplant ne féminise pas le bruit (ça n'aurait aucun sens): mais elle fait un beau vacarme, et permet à toutes et tous d'en faire de même.