«Les fées de la révolte se sont penchées sur mon berceau», affirme Nelly Kaplan. Quand elles ont poussé la petite Argentine à fuguer à l'âge de 14 ans, sa famille l'a cloîtrée pendant un an. A 18 ans, elle a embarqué sur le Claude-Bernard à destination de la France, quittant pour toujours un pays où les petites sorcières étaient brimées. «Il fallait que je parte pour rester moi-même», dit-elle un demi-siècle plus tard. A Paris, presque sans le sou, la jeune fille s'enferme dans sa chambre d'hôtel, ne sort que pour acheter Combat et apprend le français à la radio. Au bout de 15 jours, elle se sent assez forte pour affronter la Cinémathèque. Pas folle, elle s'est munie de lettres d'accréditation des journaux argentins. Le directeur, René Langlois, sous le charme, lui octroie une carte permanente dont la cinéphile fera le meilleur usage, telle une chatte devant «un océan de crème».

La narratrice de Cuisses de grenouille (Maren Sell, 2005), le dernier roman de Nelly Kaplan, est Kairos, «la déesse des instants propices». Une divinité tutélaire qui n'a jamais quitté la «flibustière» au cours de sa vie aventureuse. Ainsi, elle accroche le regard d'Abel Gance. Le génie du cinéma muet est alors incompris; ses inventions – la Polyvision, le Magirama – sont venues trop tôt. Don Quichotte au féminin, la petite Nelly se bat contre «le mépris des producteurs ignares». Elle joue d'abord de petits rôles dans les films du maître avant de se jeter à l'eau comme assistante sur le tournage d'Austerlitz. A la Fondation Bodmer, des photos de plateau montrent la belle combattante et le maître vieillissant en pleine action. Elle réalisera par la suite deux documentaires: Abel Gance, hier et demain et Abel Gance et son Napoléon. On les trouve, ainsi qu'un long entretien au cours duquel la cinéaste retrace sa vie, dans le coffret qui réunit son œuvre filmée.

Son goût pour le cinéma s'est formé dans les salles obscures de Buenos Aires où elle passait ses après-midi, petite fille. Et elle a lu, aussi, toute la bibliothèque de ses parents: pour Nelly Kaplan, la création sera toujours amphibie, verbe et image. Elle inspirera André Breton, Philippe Soupault, André Pieyre de Mandiargues. Des lettres passionnées en témoignent: cette femme a été beaucoup aimée, par des génies. Le rôle de muse lui convient mal. En dépit – ou par la grâce – de son jeune âge, elle aborde ses admirateurs en égale, avec les armes de son humour et le rayon de ses yeux verts. Elle écrit à son tour: des textes érotiques, sous le pseudo de Belen; des essais autour d'Abel Gance. Le dernier livre est une fable érotico-burlesque qui se moque des sectes et de leurs magouilles mystico-économiques. Cuisses de grenouille se déroule au cœur de la France profonde, à Tellier, qui était, on s'en souvient, le village de La Fiancée du pirate, en hommage, déjà, à la «Maison» du conte de Maupassant.

C'est ce film, justement, produit par Claude Makovski, qui rend Nelly Kaplan célèbre, en 1969. «Je n'avais pas besoin de Mai 68 pour être révoltée!» L'histoire d'«une sorcière des temps modernes qui brûle les inquisiteurs plutôt que de se faire brûler» deviendra un «film-culte», porté par la fougue de Bernadette Lafont et par la chanson que Barbara module en leitmotiv: «Moi, je m'balance…» Ce joyeux brûlot libertaire est pris comme un manifeste féministe. La cinéaste refuse cette récupération, ne veut pas de ghetto. Et si elle vient à Genève présenter son livre le 8 mars, ce n'est pas pour célébrer la Journée dite «des femmes», qui devrait être «toute l'année ou pas du tout»!

Par la suite, Nelly Kaplan tournera plusieurs longs métrages. Elle avait commencé par un documentaire consacré au peintre Gustave Moreau, un symboliste dont la folie la fascinait. André Breton avait prêté sa voix pour le commentaire. Avec Claude Makovski et Jean Chapot, elle signe Papa, les petits bateaux, une parodie de polar qu'elle voudrait l'équivalent d'un dessin animé de Tex Avery. Une lettre de son ami, le critique Jean-Louis Bory, en témoigne: le public n'est pas prêt pour ce registre burlesque. Le film est un échec qui obère sa carrière de réalisatrice. Elle n'en ressent pas d'amertume: quand elle ne tourne pas, elle écrit, participe à l'émission de France Culture, Des Papous dans la tête, tient une chronique pour le Magazine littéraire sur les adaptations de romans à l'écran. Et quand elle parvient à convaincre un producteur, elle réalise ses films, six en tout, tous dans des registres différents: ésotérique, érotique, road movie, huis clos. Le dernier en date est Plaisir d'amour (1991) qui voit un Don Juan renversé par trois générations de femmes de la même famille. «Je mets ma propre folie dans mes films», dit-elle. Et elle n'en a pas fini, ni avec la folie ni avec la caméra.

La Fondation Bodmer à Cologny (GE) accueille Nelly Kaplan le 18 mars à 18 h pour une rencontre avec le public. Une exposition de ses archives est organisée pour l'occasion, jusqu'à la fin du mois (rte du Guignard 19-21, tél. 022/707 44 33, ma-di 14-18h).