«Au nom de l’image»: un dialogue entre islam et chrétienté au Musée Rietberg
exposition
AbonnéL’institution zurichoise se penche sur la représentation figurée et la relation à l’image avec une exposition qui nuance les idées reçues et éblouit nos yeux parfois anesthésiés par un excès de sollicitations visuelles

Il arrive quelquefois, en visitant une exposition, de sentir avec une acuité particulière le plaisir de l’historien de l’art, ou du conservateur, qui a œuvré à sa réalisation. La joie du chercheur qui, au prix d’un travail patient et précis, a éclairé des œuvres, a révélé leurs liens, et peut avoir la satisfaction de les voir réunies, non plus sur les pages d’un livre académique mais sur les cimaises. Il arrive aussi que transparaisse un désir véritable de transmettre au public ce savoir accumulé au fil des ans, de le transmettre avec autant de détails que possible, en offrant, dans une démarche généreuse et attentive, toutes les ressources visuelles et documentaires nécessaires pour que le visiteur sorte des lieux instruit, élevé.
Quand ce souci s’allie à un sujet passionnant, à un ensemble exceptionnel d’essais rédigés par des spécialistes de renom dans le catalogue, et à des œuvres en provenance aussi bien du Louvre et du Met que du Victoria & Albert Museum ou de la British Library de Londres, sans compter de nombreuses institutions anglo-saxonnes, allemandes et suisses, publiques et privées, cela donne une exposition d’une très grande richesse, tant scientifique qu’artistique.
Visages, objets de censure
La représentation figurative, dans les cultures islamique et chrétienne. Voilà un thème aussi complexe que fascinant, et essentiel aujourd’hui. A l’ère d’Instagram et de Facebook, où il n’est pas rare de voir un tout jeune enfant, encore en poussette, manipuler un smartphone, où l’on peut vivre la guerre à travers un flux d’images diffusées en direct sur les réseaux sociaux, l’image, mêlant une apparente banalisation à une emprise généralisée, domine plus que jamais nos sociétés.
Intéressons-nous donc à son histoire, intéressons-nous aux temps où un visage, peint avec soin, pouvait être l’objet de censure, aux temps où les limites posées aux images, exprimées par des interdictions, des juridictions, des critiques, des destructions, révélaient le pouvoir et le danger potentiel qu’elles représentaient aux yeux de leurs contemporains.
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Centré sur le Moyen Age au sens large – du VIe siècle au début du XVIe siècle –, le propos est guidé par une démarche comparatiste, qui nous mène de l’Europe occidentale latine à l’Asie du Sud, et nous plonge au sein du royaume de France, du Saint-Empire germanique, de Byzance et de l’Empire ottoman, de la Perse et de l’Empire moghol. Qu’en est-il donc de la figuration dans les mondes islamique et chrétien, et en particulier, de celle de Jésus et de Mahomet?
Crainte de l’idolâtrie
L’exposition rectifie des préjugés, comme celui, répandu, qui associe l’islam à une interdiction stricte des représentations figuratives, à une hostilité radicale à l’égard des images, par opposition au christianisme. C’est oublier, et on en verra de beaux exemples, les miniatures précieuses des cours islamiques du nord de l’Inde par exemple, les magnifiques manuscrits illustrés de Turquie et d’Iran, ou encore les céramiques d’Egypte décrivant des créatures vivantes.
A l’inverse, on sait bien que la chrétienté est plusieurs fois le théâtre de crises iconoclastes, la crainte de l’idolâtrie s’exprimant aussi bien à Byzance, lors de la querelle des images que plus tard, lors de la Réforme. Déjà dans l’Ancien Testament, le deuxième commandement prohibait sans ambiguïté l’image figurée, là où aucune interdiction claire n’était du reste formulée dans le Coran. L’exposition témoigne du besoin humain d’accéder par l’image à des réalités visibles ou spirituelles, et elle montre diverses stratégies élaborées pour développer une iconographie malgré les interdictions.
Représentations figurées de Mahomet
La théologie chrétienne place en son centre l’image vénérée, alors que celle-ci n’est pas concevable dans le monde musulman. Si, dans un cas comme dans l’autre, il est impensable de figurer le Dieu créateur, l’islam le rend présent pour les fidèles par le bien du mot magnifiquement calligraphié, tandis que le christianisme l’incarne et le fait voir à travers la figure du Christ, dont l’image sert de canal vers le divin. Ainsi le Mandylion, portrait du Christ dont la réalisation est considérée comme étant «sans intervention humaine», car supposée résulter de l’impression du visage de Jésus sur un linge, est intensément reproduit et vénéré aux VIe et VIIe siècles.
Il s’agit d’une image de culte offrant un support visuel aux dévots, qu’elle protège en même temps. Dans le monde musulman, la forme graphique de l’hilya assume cette même fonction. Le portrait du prophète est évoqué par le biais d’une description placée à l’intérieur d’un cercle, qui permet aux croyants d’imaginer l’apparence de Mahomet. Hors de la sphère religieuse, les représentations figurées de Mahomet étaient cependant répandues, illustrant des chroniques, des œuvres historiques et littéraires.
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Tout au long du parcours, de très nombreux rapprochements entre des pièces d’ordinaire séparées, car placées dans des institutions ou des sections muséales distinctes, nous invitent à repérer des divergences et des convergences, parfois inattendues, entre ces cultures et leurs iconographies.
Au nom de l’image. La représentation figurative entre culte et interdit dans l’Islam et dans la Chrétienté, Musée Rietberg, Zurich, jusqu’au 22 mai.