Non seulement il faut s'adapter à des conditions difficiles – celles d'enchaîner six programmes différents sous six baguettes différentes – mais les jeunes musiciens devront suivre, à l'automne, le train de vie d'un orchestre professionnel, en transit à l'étranger. Ce qui suppose le train, l'avion, la fatigue, les caprices de la météo, l'adaptation aux salles de concert. La vie d'un orchestre professionnel, ils l'apprendront, n'est pas de tout repos. Elle nécessite une résistance à toute épreuve. Une foi souveraine en la musique, qui s'exerce sur le tas, non au conservatoire.
Le cap est donc fixé. Si ce projet s'est matérialisé, c'est grâce à UBS. La banque couvre tous les frais, de l'administration au logement, car c'est elle qui a voulu cet orchestre. Arme économique? «Nous sommes Suisses, il nous faut transmettre un message à l'étranger, explique Martin Liechti, représentant du Private Banking. Au lieu d'engager des musiciens suisses, nous avons préféré miser sur des talents du monde entier. L'orchestre est une passerelle vers l'étranger, qui incarne la jeunesse afin de dépoussiérer l'image d'une banque cramponnée à son territoire et à la tradition.»
Présenté ainsi, l'outil représente une formidable vitrine destinée à séduire la clientèle. Pour preuve, sept concerts sur dix, prévus lors de la tournée d'octobre, seront donnés à huis clos. Privilège d'autant plus rare que l'orchestre occupera les plus belles salles d'Europe, du Palais de Versailles au Palau de la música catalana à Barcelone. Le budget – que la banque refuse de dévoiler – se situe entre 7 et 8 chiffres («le plus gros investissement dans cette catégorie»), sachant qu'il concerne une centaine de musiciens, l'équipe de l'administration et que les artistes ne seront pas rémunérés.
Mais l'essentiel n'est pas là. Il est dans le potentiel que drainent ces jeunes. «Nous avons reçu 900 candidatures de 60 pays, explique Claudio Vendelli qui gère l'administration musicale de l'orchestre.» 900 cassettes envoyées dans une boîte aux lettres à Vevey, après quoi l'assistant de Martin Engström, le directeur de Verbier, a opéré une première sélection. «D'emblée, j'ai écarté 10% de ces musiciens car leur niveau était trop faible. Pour le reste, 80% étaient très bons et 20% excellents. J'en ai choisi 600. Sur ces 600, 475 se sont présentés à des auditions dans neuf villes du monde entier.» De Tel-Aviv à New York, en passant par Zurich, un jury composé de directeurs de conservatoires et de musiciens professionnels a écouté ces jeunes talents.
«J'étais terrorisé, confie l'Américain Antoine Hackney. L'audition s'est passée à Manhattan, on était une trentaine d'altistes parmi les meilleurs des Etats-Unis et jamais, jamais, j'en ai entendu autant d'un si bon niveau. Du coup, j'ai lâché mes peurs, persuadé que je ne serais pas engagé.» Et il n'est pas le seul: tous les jeunes de l'orchestre s'émerveillent du talent de leurs collègues, y compris la violoniste Rossitza Goza, pourtant préposée au poste de Konzertmeister [le premier violon, ndlr.] à l'Orchestre de Baton Rouge, en Louisiane: «Ici, les résultats comptent. Chaque musicien travaille sa partie à l'avance, participe activement aux répétitions, tandis qu'à Baton Rouge, on naviguait tant bien que mal d'un morceau à un autre.» L'émulation s'explique aussi par le nombre de candidats laissés sur le champ de bataille: aujourd'hui, l'UBS Verbier Festival Youth Orchestra compte 108 musiciens, âgés de 17 à 29 ans.
Entre-temps, on répète et on répète. Dans une salle de gymnastique logée au sous-sol de l'école de La Combaz, entre Verbier-Village et la station alpine. Les murs tremblent de partout, ils menacent de se fissurer, car chaque jour, on va plus loin et plus fort dans la Neuvième Symphonie dite «La Grande» de Schubert. Depuis le 28 juin, l'orchestre n'a cessé de moduler sa sonorité et de synchroniser ses entrées en vue de l'arrivée du grand manitou, James Levine. «Il m'appelle tous les soirs, explique Claudio Vendelli, car il veut savoir comment l'orchestre progresse.»
L'année dernière, le maestro a connu un maximum de «fausses entrées» lorsqu'il a dirigé l'Orchestre du Curtis Institute de Philadelphie dans la Sixième Symphonie de Mahler. «C'est pourquoi Martin Engström a engagé un psychologue, raconte Claude Vendelli. Pas mal de jeunes, ici, n'ont jamais connu de grands orchestres. Ils se demandent s'ils seront à la hauteur, ils appréhendent l'arrivée de Levine. Certains redoutent que leur section – les bois, les cordes – ne soit pas prête. Ils se cloisonnent en petits groupes, se réfugient dans leur coin. D'où la nécessité d'un psychologue.»
Mr Jon Stokes, il s'appelle. De Londres. Une fois par semaine, il fait escale à Verbier. Premier exercice: sillonner la salle de gym en quête d'un contact à l'improviste, «avec une personne inconnue, se souvient Antoine Hackney. Ensuite, j'ai dû présenter cette personne à un autre musicien, toujours en se serrant les mains.»
Deuxième exercice: «L'orchestre s'est séparé par pupitres, puis chacun a dessiné ses impressions sur l'atmosphère entre nous sur une grande feuille de papier.» L'anxiété naît parce que chaque instrumentiste vient avec un bagage particulier. «Plutôt que de choisir des hautboïstes d'une même école, on a opté pour le melting-pot, explique Claudio Vendelli. Les clivages sont énormes entre les écoles de hautbois française, allemande ou américaine. Certains musiciens croient détenir la vérité: ils doivent pourtant élargir leur esprit.»
Mais plus sournoisement, c'est le milieu social et le train de vie des musiciens qui suscitent des rivalités. Comme lorsque soudain, cet Européen de l'Est s'exclame: «Ah, ils t'ont donné un violoncelle, qu'il est beau!» (sous-entendu: «Moi aussi, j'en veux un»). Son instrument semble avoir traversé les flammes. «Un violoncelle pourri, et pourtant, il joue comme un dieu!» s'extasie Claude Lebet.
Le célèbre luthier suisse est de passage à Verbier. Armé de ses chevalets, il ausculte les instruments malades pour en tirer le meilleur suc. «Tout à l'heure, le Taïwanais avait un violon d'une valeur de 150 000 francs. Ce violoncelle-là en vaut à peine 300.» Cette inégalité tient au régime politique en vigueur dans les pays. «Sous l'ère communiste, les vrais luthiers ont disparu. En Europe de l'Est, chacun bricole avec les instruments. Et comme ils ne leur appartiennent pas, ils s'en occupent moins bien.» Et l'archet, pour cette demoiselle bulgare? «Même pas la peine d'essayer, il y aurait trop à faire, lance Jacques Poulot. Je vais t'en prêter un autre…»