C’est l’histoire d’un renard. D’un renard roux et doux qui a élu domicile dans le chantier du futur Théâtre de Carouge. Il s’est si bien installé que les ouvriers l’ont pris en amitié et ont veillé à ce qu’il soit amené en forêt quand il a fallu qu’il débarrasse le plancher. Un renard, une amitié? Le Petit Prince n’est pas loin. Et ça tombe bien, car le voilà qui arrive, l’œil vif, le pas ailé. Petit Prince pour le souci de la vie du dedans, Peter Pan pour l’enfance d’un corps toujours bondissant, Jean Liermier, 51 ans, ne défend que ceci: des spectacles inspirés pour réenchanter un monde abîmé.

Encore fallait-il l’outil à la hauteur de son appétit. Désormais, c’est chose faite. Réalisé par le bureau d’architectes lausannois Pont12 après dix ans d’une histoire mouvementée, le nouveau Théâtre de Carouge est à la fois parfaitement pensé, beau et chaleureux. Organique, en fait, comme un cocon dans lequel les récits promettent de passer joyeusement de chenilles à papillons.

Nouveau, mais sans rupture

«Tout continue», sourit le directeur. Quand la Comédie de Genève nouvelle manière lance un «Tout commence!» conquérant, Jean Liermier aime l’idée que le Théâtre de Carouge, pourtant totalement détruit et reconstruit à neuf, s’inscrive dans une continuité. Une histoire commencée en 1958 par François Simon, Louis Gaulis et Philippe Mentha, trois amoureux de la scène qui «se sont fait aimer pour leur passion, réalisant parfois les décors à même le trottoir et connaissant tous les artisans du quartier».

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Dans ce même esprit, pratique et concret, le directeur et François Jolliet, architecte en charge du projet, ont placé l’atelier de construction au centre du nouveau bâtiment. «C’est le cœur ardent du théâtre, s’enflamme Jean Liermier. Un cœur qui débouche sur la grande salle de 468 places, la petite salle de 135 places et la salle de répétition qui, si besoin, pourrait aussi accueillir du public.» Le grand atout? Tous ces espaces sont à niveau, au rez-de-chaussée, de quoi faciliter la circulation.

L’oblique d’une dalle

De fait, dès l’entrée, dont les vastes verrières rappellent l’ancien bâtiment de 1972, on est comme appelé vers le fond en un mouvement naturel. Une circulation en rond dont l’angle est joliment profilé par le «dos de la grande salle», cette oblique de béton qui coupe la perspective en biais depuis le foyer. «Couler cette dalle a été toute une histoire, se souvient le directeur. On était en pleine canicule et il a fallu faire vite pour que le béton ne sèche pas avant les finitions.»

Toute une histoire. Lors de la visite du nouveau bâtiment recouvert de 280 000 briques ocre posées une à une sur la façade et dont les angles, à l’extérieur, font parfois penser à des pyramides, cette expression revient souvent dans la bouche du directeur. C’est que, avec sa fière équipe, Jean Liermier est passé par tous les états depuis ce moment de 2008 où, à peine nommé, il s’est mobilisé pour que le Théâtre de Carouge change de peau.

L’histoire d’un regroupement

Pourquoi? Déjà, pour rassembler les activités sous le même toit. En 1986, Georges Wod, qui restera comme le directeur aux 10 000 abonnés, a cette «idée de génie», relate Jean Liermier: louer au 57, rue Ancienne, la maison d’un particulier dans laquelle il crée une deuxième salle pour les petites formes, une salle de répétition et loge l’administration du théâtre. Brillant, oui, mais vingt ans plus tard, le propriétaire souhaite récupérer son bail et surtout, cette dispersion des activités à laquelle s’ajoute encore l’atelier de construction de décors et la salle de dépôt des costumes entrave la bonne marche des opérations.

Par ailleurs, le Théâtre de Carouge, âgé de 45 ans et largement «amianté», doit être rénové pour environ 26 millions. Pourquoi, dès lors, ne pas le raser pour en construire un tout neuf qui pourra accueillir l’intégralité des activités?, suggère Jean Liermier qui est suivi par la municipalité. Le concours d’architecture est lancé en 2010, le projet de Pont12 est primé deux ans après et, suite aux études d’usage, le budget de construction de 54 millions est voté en février 2017 par la Ville de Carouge, bref tout semble rouler.

Ballet de cintres de grande classe

Mais là, coup de théâtre, un référendum est lancé. Une claque, puis une caresse. Car, après un combat de tous les instants pour les partisans, le 24 septembre 2017, 66% des Carougeois et Carougeoises plébiscitent la construction du nouveau théâtre. «Cet épisode douloureux nous a permis de vérifier la cote d’amour de la population», s’émeut le directeur tout en ouvrant les portes de la grande salle, pièce phare du bâtiment.

Ce qui frappe d’entrée? Ses dimensions à taille humaine et sa très grande ingéniosité. Ses 58 perches actionnées numériquement ont bluffé l’assistance lors de l’inauguration, fin novembre. Grâce à cette installation qui figure dans le cahier des charges pensé par Christophe de la Harpe, directeur technique et âme des lieux, un véritable ballet sous cintre permet des variations infinies de décor, d’éclairage et de son. La grande classe. Et puis, en ce jour où James Thierrée s’installe dans les murs du théâtre, on découvre aussi la fosse d’orchestre dont le niveau se baisse et se relève avec escamotage des sièges des premiers rangs et possibilité de transformer cette fosse en proscenium.

Un public réveillé

Les sièges, justement. Rouges et fermes, ils n’ont rien à voir avec les «baignoires» de l’ancienne salle. «Ils viennent d’Italie et ont été conçus de sorte à ce que le haut du corps des spectateurs soit dégagé. C’est important pour les comédiens que les gens ne soient pas aspirés par leur fauteuil», sourit le directeur qui est aussi un metteur en scène exigeant.

Retour au foyer avant de visiter les ateliers de construction. Les téléphones des trois chargées de la billetterie crépitent. «Nous en sommes à environ 4500 abonnements et cartes d’adhérents vendus. Mais que le public non abonné se rassure, il reste toujours 30 à 40% de places à chaque représentation», garantit Jean Liermier.

Des ateliers pétaradants

Quand on pénètre dans les ateliers où s’affairent les constructeurs, le contraste est frappant. Alors que le silence régnait dans le foyer qui attend sagement son mobilier Jean Prouvé, les ateliers résonnent d’une ambiance «forge et mines d’acier». Jean Liermier jubile. «En tout, nous sommes une équipe de 20 plein-temps fixes. Mais quand les équipes se doublent des équipes des spectacles en accueil, ou qu’on engage du personnel temporaire, on peut monter jusqu’à 150. Le principal, c’est que le théâtre ne soit pas alourdi par sa masse salariale et que nous restions à taille humaine.»

D’où la cuisine située dans l’aile droite du théâtre et dans laquelle une équipe prépare un plat raffiné tous les jours. «Un théâtre malheureux ne fait pas envie. Si le Théâtre de Carouge suscite autant d’engouement, ce n’est pas seulement à cause de ses spectacles de qualité, c’est aussi parce que l’équipe qui y travaille au quotidien est heureuse d’y être. Ce sont des perles dont il faut prendre soin», souligne Jean Liermier.

Budget respecté

Au premier étage, dans les locaux de l’administration qui plongent sur la place du théâtre à travers d’élégants moucharabiehs, on regarde David Junod, directeur administratif, du coin de l’œil. Il confirme. «Avec une si petite équipe pour un théâtre de cette taille, si chacun n’était pas à sa place et content d’y être, on n’arriverait pas à tourner.»

A propos de sous, le budget de construction de 54 millions a-t-il été respecté ou le covid a-t-il alourdi la facture? «Nous avons dû stopper les travaux durant deux mois, cela a forcément un impact. Mais les chiffres, qui sont en train d’être mis à jour, ne devraient pas dépasser de beaucoup ce montant», assure le directeur, saluant au passage Philippe Waller, architecte de la ville de Carouge qui a la maîtrise de l’ouvrage. «Il a très vite compris ce qu’on défendait et s’est démené pour que tout roule dans les délais», applaudit Jean Liermier.

Le théâtre en pente douce

Car, oui, après le référendum gagné, il a fallu faire vite pour rattraper le temps perdu. L’ancien théâtre a été démoli en février 2018 et, dès mars, les travaux ont pu commencer. La programmation du Théâtre de Carouge a d’abord été nomade avant de s’installer en novembre à La Cuisine, salle éphémère édifiée dans la zone industrielle et qui vient d’être vendue à la ville de Nice où elle fera office de salle de remplacement pendant les réfections du Théâtre national et de l’Opéra. Le petit plus qui montre la continuité évoquée plus haut? La pente des sièges de La Cuisine considérée comme parfaite a servi de modèle pour la grande salle du nouveau théâtre.

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«J’aime cette conjugaison de talent et d’expérience», savoure le directeur alors qu’il nous fait visiter les loges et les espaces de repos des artistes, avec une terrasse à l’air libre. «Le renard ne s’y est pas trompé. Travailler ici, dans ce théâtre de grande qualité, est un privilège que je souhaite partager.»