Il y a deux docteurs dans la salle. Dr John, qui dépose sur le coin de son orgue les crânes délavés d’un culte fait de têtes de serpents, de plumes de canards et d’une bonne dose de rhum sec. Et puis, Dr House qui le précède sur la scène du Miles Davis Hall, lundi. Il est Anglais. Il humecte donc ses lèvres d’une liqueur dont il ne vient pas à bout. Deux esprits.
Hugh Laurie, que chacun continue d’appeler Dr House, ouvre cette nuit de La Nouvelle-Orléans avec un classique, «St. James Infirmary». Là où des kilomètres de fanfares imbibées sont déjà passés, Hugh Laurie ajoute une infime touche de flegme. Hugh Laurie n’est pas indigne dans son nouveau rôle de chanteur.
Il est comme Papa Legba, le dieu vaudou des portes d’entrée. Il permet à des tombereaux de spectateurs qui ne seraient pas venus sans lui de découvrir ce qui se trame vraiment en Louisiane, ces jours-ci. Il se lance même dans un hommage au trompettiste inouï Buddy Bolden, dans une version de Jelly Roll Morton.
Lorsque Dr John rameute son Mardi Gras des Indiens noirs, ses manières de médecin-feuille, sa dégaine si trafiquée qu’elle relève de l’atteinte aux bonnes mœurs, la salle est déjà chaude. Cette soirée est une progression vers les quartiers louches. Dr John est un formidable maquereau de l’identité néo-orléanaise. Il prend partout, saisit au vol des balles que d’autres que lui ont lancées.
Le plus beau concert
Mais c’est plus tard encore, bien au-delà de minuit, que les fantômes s’éveillent. Jusqu’ici, savamment ordonnées, les places assises étaient séparées des rangs debout par des barrières infranchissables. C’est le côté «lutte des classes» du Montreux Jazz Festival. D’un geste, Trombone Shorty, 26 ans, gueule de diablotin, lance carnaval. Les rois au bûcher, la foule disparate conquiert le parterre.
Une muraille de son. Grotesquement surélevée. Pour affirmer, de la façon la plus péremptoire, qu’on n’est plus désormais dans le musée de la Louisiane. Trombone Shorty dresse son patchwork sudiste. Il chante Ray Charles, des rocks grimés, du funk aux reins solides, il saisit son trombone, sa trompette, gonfle démesurément les joues. Shorty prend à Barnum, aux fakirs indiens, aux cabarets mutants du Mississippi.
Il donne, sans avoir l’air de faire plus d’effort que cela, le plus beau concert de cette édition montreusienne. Il est capable, dans la même chanson, de se livrer aux pires enfantillages pop puis de vous retourner avec une phrase si subtile, sur un trombone si bien arrimé, qu’il vous réconcilie avec un siècle de jazz.
Il joue James Brown d’un déhanché impavide. Il a compris, dès son enfance dans la famille musicale Andrews, que la musique est un divertissement qu’il faut traiter avec sérieux.