La nuit sacrée d’Ariane Mnouchkine
Spectacle
Soirée de rêve au Palais de Beaulieu, à Lausanne. Avec «Une chambre en Inde», le Théâtre du Soleil et ses acteurs fantastiques venus d’Inde, d’Afghanistan et de France conjurent avec leurs armes les terreurs de l’époque

Le songe du Soleil. La bataille d’Ariane. Le refus de capituler quand tout pousse pourtant à se terrer. La Française Ariane Mnouchkine et le Théâtre du Soleil répondent avec leurs armes, potaches, musicales, savantes, à l’effroi de l’époque. Mercredi à Lausanne, le Palais de Beaulieu débordait, des couples, des familles, des amoureux du Soleil de la première heure, comme une arche un jour où le fleuve fait le malin – toutes les représentations jusqu’au 18 novembre ont été prises d’assaut.
La planète est en crue. Et le Soleil est un chasse-spleen. C’est ce qu’on présageait dans les travées. On s’était préparé à perdre la tête avec Une chambre en Inde, dans l’espoir de la retrouver à l’heure des saluts, trois heures et demie après y être entré. Et c’est ce qui s’est passé dans cette fresque merveilleusement tramée, où des acteurs tentent de conjurer les extrémismes islamistes, de déjouer le vice des pères fouettards qui écrasent leurs filles, où ils ravivent surtout une sacralité qui ne serait pas religieuse, mais laïque; une sacralité qui aurait à jamais le visage de l’hospitalité et la beauté énigmatique de gestes perdus et retrouvés, ceux par exemple du Terukkuttu, ce théâtre tamoul archaïque.
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Panique burlesque
Au seuil du songe, une panique burlesque. C’est sur ce petit pas pressé à la Buster Keaton que la saga prend son élan. Une comédienne, Cornélia (Hélène Cinque), tombe du lit, aspirée par le dring d’un téléphone indien. Quelque part en France, Astrid, l’administratrice de la compagnie, a des choses graves à lui annoncer. Cornélia, elle, est à Pondichéry – là où Ariane Mnouchkine et sa tribu ont conçu ce spectacle, au mois de janvier 2016, deux mois après le carnage du Bataclan.
C’est l’aube, des oiseaux croassent et la ville s’invite en rumeur dans la vaste pièce où règnent à main droite un lit de princesse, à gauche une table à manger, où veille aussi un musicien derrière un cymbalum. Une voix à la Woody Woodpecker, ce canard hystérique, s’égosille dans le récepteur. Cornélia est toute chose: leur metteur en scène en pleine dépression a pris la fuite. Et c’est à elle, fidèle parmi les fidèles, de concevoir le spectacle, dans l’urgence, au risque de voir le Ministère de la culture leur réclamer des comptes.
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Les incendiaires d’Allah
Cette panade est l’avatar d’une panne monumentale, celle qu’Ariane Mnouchkine et sa troupe ont vécue en janvier 2016. Pas un souffle d’inspiration pendant trois semaines. Comme si, dans les corps, les rafales du Bataclan continuaient de résonner, jusqu’à Pondichéry. Comme si le Soleil, fort pourtant de ses 25 nationalités, avait fini par abdiquer, après cinquante-quatre ans d’aventure. Cornélia, ce double fictif d’Ariane, doit enfanter une nouvelle épopée. C’est sur ce métier-là que tout va se tisser: les comédiens enchaînent les scènes foutraques, autant de variations autour des incendiaires d’Allah, d’amorces possibles de la pièce à venir; entre deux salves, une autre troupe, indienne celle-là, joue, scande, chante des passions d’antan. La splendeur du Terukkuttu.
Car tout se tient chez Ariane: la palette orientale permet d’élargir la toile occidentale. Tout cela pourrait tourner à l’indigestion si l’artiste ne rappelait pas que la mise en scène consiste à organiser la surprise. Voyez ces cinq dignitaires saoudiens qui désespèrent de voir leur pays si mal classé par les organisations des droits de l’homme. Ils s’étranglent en découvrant que le premier classé, l’Islande, chérit les femmes. Pantalonnade. Mais au cœur de la farce, il y a des cris qui sont des aveux: ce moment où Cornélia se demande si le théâtre n’est pas mort, liquidé par son impuissance à peser sur les destins; ce moment aussi, bouleversant, où l’acteur irakien Samir Abdul Jabbar Saed feule comme un fauve blessé sur son pays en lambeaux.
Charlot et Tchekhov, ces sauveurs
Ariane Mnouchkine a posé son miroir en bordure de route. Sa Chambre en Inde est une chambre d’écho, grandiose et intime. Elle parle des siens, de nous, d’elle aussi, dans l’hiver de sa vie. La superbe Hélène Cinque alias Ariane suffoque dans son lit. Un médecin, petit gilet de gentleman et barbe affûtée, se précipite. C’est Anton Tchekhov en personne qui soigne en russe sa malade. Ils parlent boutique: elle évoque Peter Stein et sa version des Trois sœurs; Anton préfère Giorgio Strehler. Se faire soigner par Tchekhov, dorloter par Shakespeare, est le luxe d’Ariane, Russe par son père, Alexandre Mnouchkine, Anglaise par sa mère, June Hannen. La biographie n’explique jamais une œuvre, mais elle peut l’éclairer avec la modestie d’une lampe de chevet.
Que faire quand la catastrophe menace? Ariane et le Soleil ont choisi de recomposer la galaxie des bienveillants, celle où vivants et morts complotent pour que la Terre ne tombe pas des bras de ce bon Atlas. Le combat n’est pas gagné, souffle au bout du charivari un Charlot remonté des enfers, mi-djinn, mi-Arlequin, qui appelle l’humanité à se ressaisir. Deux barbus, champions de la kalachnikov, zigouillent l’idéaliste. «Je ne veux pas que ça se termine comme ça», s’emporte Cornélia. Autour de ce Charlot spectral, mille bras s’embrassent. Une chambre en Inde est une manière de barrage: l’espoir d’une autre suite.
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Une chambre en Inde, Lausanne, Palais de Beaulieu, jusqu’au 18 nov.; https://www.lesoleil-lausanne.ch/