Julian Schnabel: J'aime être surpris, comme j'aime surprendre mon public. Un film doit donner au spectateur ce qu'il ne s'attend pas à recevoir. Avant la nuit ne raconte pas seulement l'histoire d'Arenas, il la fait vivre. Cela s'exprime par des scènes comme celle ou l'écrivain quitte Cuba en radeau. La caméra, à moitié plongée dans l'eau, donne l'impression au spectateur qu'il est en train de se noyer. Avant la nuit est peut-être le livre le moins artistique de l'œuvre de Reinaldo Arenas. Contrairement à ses nouvelles, fantastiques et vivantes, le bouquin est très descriptif. En s'inspirant de ces deux aspects de l'ouvrage, on a pu exprimer les vies intérieure et extérieure de l'auteur. Par exemple, j'aime que le fil narratif d'une scène dévie – autres lieux ou autres temps – pour ensuite revenir à la même place. Je trouve aussi plaisant qu'un même rôle puisse être joué par plusieurs acteurs, ou au contraire, qu'un acteur puisse se mettre dans la peau de plusieurs personnages.
– Comme les personnages qu'interprète Johnny Depp?
– Par exemple! Johnny Depp passe, dans un laps de temps relativement court, du rôle du travesti à celui du lieutenant dans la réalité, pour finir comme lieutenant dragueur dans le rêve d'Arenas. Nous nous connaissons depuis longtemps, Johnny et moi, et nous comprenons nos façons de travailler. Nous nous sommes énormément amusés à créer ces rôles.
– L'homosexualité d'Arenas est traitée de l'intérieur, du point de vue de l'auteur, est-ce un exercice difficile?
– Il était important de ne pas traiter son homosexualité différemment d'une hétérosexualité. Sa façon de se comporter sexuellement est très naturelle et finalement assumée, malgré le fait qu'elle se passe durant la période la plus homophobe du castrisme. Il fallait donc trouver un acteur qui ne montre aucune inhibition face à sa propre sexualité. Javier Bardem a été parfait. Nous nous sommes efforcés d'éviter de faire de la caricature ou de produire des clichés. Pour Arenas, ce n'est pas son homosexualité qui pose problème, mais le fait qu'il soit déchiré entre sa condition d'écrivain – qui doit exprimer ses sentiments – et sa condition d'homosexuel cubain, qu'il pourrait vivre à condition de ne pas en parler. De ce fait, l'homosexualité d'Arenas devient un outil; une arme involontairement braquée contre le régime.
– Involontairement? Voulez-vous dire que Reinaldo Arenas n'a pas voulu se battre contre le régime castriste?
– Non, je veux dire qu'il se serait bien passé de devenir un héros, qu'il aurait voulu rester un homme ordinaire. Arenas est une victime. Il est banni de son pays en raison de sa double nature d'écrivain et d'homosexuel, mais au lieu de se tourner, dans son œuvre, vers la révolte, il voit ses bourreaux comme des êtres désirables. La scène avec le lieutenant-chef de la prison joué par Johnny Depp est un bon exemple. Arenas le voit comme un objet sexuel, alors même qu'il vient de le mettre en cellule d'isolement.
– Depuis sa sortie, certaines critiques ont taxé Avant la nuit de film anticastriste.
– Je n'ai pas voulu faire de politique, j'ai seulement raconté la vie d'Arenas. Le problème de la critique du régime cubain apparaît principalement en Europe. Les Américains se sont beaucoup moins préoccupés de décrypter si Avant la nuit était pour ou contre Fidel. Je ne suis ni à droite ni à gauche et je ne veux adhérer à aucun club. Ce film n'est en aucun cas un porte-drapeau militant. Le seul «militantisme» vient du fait qu'Avant la nuit est une œuvre sur les droits de l'homme. Mais le plus important, à mes yeux, c'est que ce film traite des sentiments, des moyens de les exprimer et de la façon d'être «juste» avec sa propre nature et l'expression des différents éléments de cette même nature.
– Quelle est la part du peintre dans ce film?
– Je ne pense ni faire de la peinture en filmant, ni faire du cinéma en peignant. Les deux activités sont séparées. En peignant, je ressens une satisfaction solitaire et libre. Le peintre, quand il crée, n'a pas besoin de communiquer. Il n'a même pas besoin de savoir lui-même ce qu'il est en train de créer. En réalisant un film, c'est différent: il y a davantage de compromis. Il faut dire aussi qu'un film est vu par plus de gens qu'une peinture. Dans un film, l'artiste doit peut-être rester politiquement plus correct que sur une toile. Mais, au final, la seule action politiquement correcte, c'est celle qui consiste à suivre ses impulsions et ses sentiments.