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Des objets qui dessinent ce que couvre le mot «juif»

A Zurich, une centaine de personnes, juives ou non, ont confié des histoires qui, pour elles, symbolisent une identité insaisissable.

Dimanche matin, au fond du Musée national suisse à Zurich, une petite foule se presse. Ils sont un peu plus de cent, venus de toute la Suisse alémanique apporter un objet dont émane, pour chacun, le «gewisses jüdisches Etwas», ce «petit quelque chose de juif» tapi au cœur de la manifestation qui les réunit. Et maintenant, ils font patiemment la queue pour passer devant le photographe avant de livrer la chose et les paroles qui l'éclairent. Katarina Holländer et Michaël Guggenheimer, de l'association culturelle Omaniut («art» en hébreu), ont eu l'idée de marquer par cet événement éphémère la Journée européenne de la culture juive. Dimanche soir, la collection a été dispersée, chacun a repris son témoignage. Ultérieurement, une publication pérennisera ce moment troublant.

A-t-on vu se préciser ce «jüdisches Etwas» au cours de cette journée d'échanges intenses? Il reste insaisissable, chargé de fantasmes philo- et antisémites, de culpabilité, tenu à distance par l'humour. Mais la diversité même des récits sur des objets souvent incongrus est éclairante. Des poivrons dans un bocal racontent qu'en Algérie une famille de pieds-noirs appelait «salade juive» cette préparation, sans y mettre de connotation particulière, dans un contexte plutôt vaguement antisémite. Une calebasse à maté retrace un long périple qui va de la Pologne via la Suisse jusqu'en Argentine sur plusieurs générations, enrichissant la légende familiale d'un oncle marié à une Indienne. Une minuterie dit l'inventivité qui se déploie pour vivre confortablement le sabbat sans appuyer sur aucun interrupteur. Un collage de noms à consonance juive rappelle le trouble qui saisit devant certains patronymes, la gêne, encore aujourd'hui, à poser la question.

Comme le remarque Bernhard Purin, directeur du tout nouveau Jüdisches Museum de Munich, la spécificité des musées juifs réside dans le fait que les objets, souvent sans valeur artistique, n'ont de sens que dans le lien avec leur histoire individuelle. Sur ce terrain miné par les préjugés, les choses ont un rôle particulier à jouer. Pour les gens du cru, note le psychanalyste Mario Erdheim, l'histoire est inscrite dans la rue, elle n'a pas besoin d'objets pour se perpétuer. Pour ceux qui sont persécutés, elle est toujours ailleurs, dans le passé ou dans l'avenir, à construire. Les choses l'aident à se fixer: d'où l'importance de ces vestiges qui ont bravé le temps, traces de la Shoah, photographies de disparus, bijoux qui portent la trace de blessures toujours à vif.

«Presque 70 ans plus tard, il y a encore des mauvaises consciences à soulager», constate Bernhard Purin, qui reçoit des témoignages de très vieilles dames qui cherchent à retrouver bien tard une camarade de classe juive. Mario Erdheim remarque que les signes changent de support au cours de l'histoire, que les stéréotypes qui stigmatisaient les Juifs valent aujourd'hui pour l'islam. «Les Suisses ont été obligés de considérer une page sombre de leur histoire, mais ils se sont empressés d'oublier et ne reconnaissent pas, dans ceux qui aujourd'hui sont persécutés, le retour du même sort.»