Samedi Culturel: Comment devient-on directeur artistique d’un festival de films?

Olivier Père: Dans mon cas, c’est la chance. Je n’ai jamais été carriériste. Je n’ai même jamais postulé. On est venu me chercher. C’est une expérience que je souhaite à d’autres personnes parce que ce métier est formidable. En 2004, ce sont deux cinéastes, Pascal Thomas et Jacques Rozier, qui sont venus me chercher pour diriger la Quinzaine et qui ont validé mon nom. J’étais d’autant plus honoré que la demande venait de cinéastes que je n’avais jamais rencontrés et sur lesquels je n’avais jamais rien écrit comme journaliste.

Outre la chance, il y a sans doute, à la base, une vocation de passeur, non?

Je n’y avais jamais pensé… Mais c’est vrai que, dès l’adolescence, ou même l’enfance, ma passion pour le cinéma était si folle qu’il fallait absolument que je l’exprime à mes copains: j’en embarquais toujours pour aller au cinéma.

Vous souvenez-vous du déclic ou du moment qui a transformé votre passion solitaire du cinéma en passion à partager coûte que coûte?

Dès l’enfance, j’étais fasciné par les metteurs en scène. C’étaient mes idoles. Pas les acteurs. Puis, quand j’ai fait de la critique, le cadre promotionnel des interviews m’a rendu très mal à l’aise. En revanche, les rencontres que j’ai pu faire dans le cadre de festivals, hors journalisme, étaient plus satisfaisantes: j’ai pu constater qu’ils étaient beaucoup plus détendus et heureux de me parler. Comme directeur de festival, on peut leur donner notre interprétation du film, comme un critique, mais davantage en contrebande car beaucoup de cinéastes n’aiment pas parler de leurs films de cette manière-là. Du coup, la discussion est surtout beaucoup plus concrète: elle porte sur le financement, le tournage, le montage, parce qu’on est souvent le premier spectateur de leurs films, le premier retour de l’extérieur. Ce qui crée évidemment un lien très particulier. Si votre retour est positif, vous devenez quelqu’un d’important dans l’histoire du film. Vous devenez le premier qui l’a vu, qui l’a aimé, qui a eu envie de le montrer. Ça peut jouer sur le plan de l’affect. Le lien devient presque sentimental.

Quelle a été votre première fois, dans ce type de relation?

Ça s’est passé en 2004, lors de ma première Quinzaine des réalisateurs. Je suis presque instantanément devenu proche de personnalités aussi différentes que les cinéastes Lisandro Alonso et Emmanuel Mouret. J’essaie de les voir aussi régulièrement que possible, mais ça n’implique pas que j’invite tous leurs films: si j’ai convié Lisandro à chaque fois, je n’ai par contre pas pris tous les films d’Emmanuel, parce que je n’avais pas de place ou parce que j’en avais moins aimé.

Les chiffres articulés lorsque les festivals annoncent leur sélection – 1500 ou 2000 films vus pour en trouver 100 intéressants – signifient que vous voyez plus de cinq films par jour toute l’année. Est-ce vrai?

En chiffres absolus, oui. Mais nous sommes six dans mon équipe de sélection. Nous nous les répartissons et je vois surtout, outre ceux que je vais chercher par moi-même, les films que mes camarades me font remonter. L’important, c’est de ratisser le plus large possible.

Un directeur artistique a-t-il besoin d’une équipe de sélection qui partage ses goûts?

Ce n’est pas mon cas. Je suis assez ouvert pour aimer être convaincu. Nous cultivons chacun nos jardins.

La diplomatie est-elle une qualité fondamentale dans ce métier?

Il paraît, oui. Surtout quand il s’agit de refuser un film! Sérieusement: il faut être diplomate dans la manière de dire, mais jamais dans la manière de faire. Il faut vraiment faire sans compromis ni copinage. Si vous cédez sur ça, vous êtes déjà mal parti. En revanche, il y a plusieurs façons de se montrer intraitable et il faut s’efforcer de choisir la plus douce: pour Locarno, on a quand même dit non à 1430 films pour dire oui à 80. Ça suscite parfois des réactions très agressives. Et il n’y a pas de règle: un producteur américain ne vous embête pas forcément davantage qu’un type qui a fait son film dans son jardin.

Les grands cinéastes ne sentent pas quand un de leurs films est raté?

Certains sont aveuglés par leur génie. Du moins, ce qu’on leur en dit. C’est très gênant, mais je n’ai jamais eu aucun problème à assumer un refus… Je me suis rendu compte aussi qu’il y a toujours des gens, des critiques, des fans, qui disent que c’est quand même génial, parce que c’est un grand cinéaste. C’est une dérive de la politique des auteurs. Or, dans un festival, il est très difficile d’appliquer la politique des auteurs: on ne peut pas accueillir tous les auteurs qui ont fait un film plus ou moins bon. Les directeurs artistiques ne doivent appliquer qu’une seule politique: la politique du film. L’œuvre compte avant tout, qu’elle soit d’un grand réalisateur ou d’un inconnu.

Les susceptibilités sont-elles plus fortes aujourd’hui, alors que les festivals sont devenus pour beaucoup d’auteurs la planche de salut d’un système qui ne leur garantit plus l’accès aux salles?

Elles sont à vif, surtout chez les nouveaux venus. Les stars de la mise en scène n’ont pas trop de souci à se faire si un festival les refuse: elles pourront toujours compter sur le soutien d’une partie de la distribution et de la presse. Voilà pourquoi la découverte est devenue le rôle principal de beaucoup de festivals, y compris de ceux dont ce n’était pas le rôle au départ. Même les plus grands, Cannes, Venise, Berlin ou Toronto, ont besoin d’un quota de révélations. On ne peut plus se contenter d’un cheptel de cinéastes confirmés.

Présenter un film – par exemple devant 8000 personnes sur la Piazza Grande, est un cadeau extraordinaire pour les auteurs.

Pour les auteurs, mais aussi pour le public. Les deux choses que je déteste le plus dans les festivals sont l’élitisme et le populisme. C’est-à-dire un festival pour chapelle ou coterie, ou, à l’inverse, une sélection de films en fonction du goût du public, ce qui est le choix de la facilité. Locarno, par sa nature généraliste et ouverte au public, peut facilement tomber dans ces deux travers: en compétition avec des choix confidentiels et sur la Piazza Grande en essayant de satisfaire les touristes.

Y a-t-il une grande marge de manœuvre entre servir le goût général et, au contraire, bousculer le public?

C’est ce qui rend l’exercice passionnant. Comment trouver des premiers films qui intéressent le grand public et des premières mondiales qui le prennent par surprise? Je vous rassure: ça se trouve!

Comment ont réagi vos amis parisiens quand vous avez décidé de travailler pour un festival étranger situé à Locarno?

Un seul m’a parlé de fuite, de traîtrise, etc. Mais je crois que c’était pour plaisanter. Les autres ont été plutôt surpris et épatés. Leur seule inquiétude était de savoir si j’allais disparaître définitivement du paysage parisien, et c’est vrai que je les vois moins souvent. C’est quand même un changement dans ma vie.

Quelle est la réputation du Festival de Locarno en France?

Plutôt forte. Même si tous les Français ne savent pas exactement où se trouve Locarno, le nom est connu.

Vous-même n’y aviez jamais mis les pieds avant d’être nommé…

C’est vrai. J’y suis allé pour la première fois l’année dernière.

Et vous en avez tiré des conclusions assez tranchées. En mai dernier, vous avez tenu des propos assez durs sur Locarno 2009 et le règne de votre prédécesseur Frédéric Maire. Vous avez dit: «Nous essayons de faire un festival plus attrayant…»

Oui, pour attirer d’autres personnes!

«… plus excitant…»

Pour moi!

«… mieux organisé…»

Pour les festivaliers, oui. Certaines vérités sont peut-être difficiles à entendre, malheureusement.

«L’idée est que Locarno devienne un lieu unique qui ne soit pas un ghetto du cinéma radical et expérimental.»

C’est ce que j’ai constaté et entendu. Locarno était un peu devenu ça ces dernières années. Le festival est connu pour son indépendance, son exigence, mais aussi pour une forme de complaisance qui l’a peu à peu fermé. Je préfère l’ouverture plutôt qu’une ligne stricte concentrée sur l’art vidéo, le documentaire ou le laisser-filmer. Ces formes m’intéressent – il y en aura toujours à Locarno – mais j’ai envie d’être plus accueillant. Il est essentiel de soigner le plaisir du spectateur et des professionnels. Certains distributeurs avaient un peu déserté Locarno en pensant que ce n’était plus un festival pour eux. Parce que le s films qui étaient montrés n’avaient pas vraiment de vie en dehors du festival. D’une manière générale, je refuse de sélectionner un film simplement parce que son sujet est intéressant. Ce genre de choix, que Locarno a connu par le passé, dévalorise l’image d’un festival face aux grandes manifestations comme Cannes et Venise. Pour moi, les choix doivent d’abord être esthétiques et cinématographiques. Je me méfie des films à contenu ou des films à thèse qui, heureusement, existent un peu moins. Bien sûr, il faut faire attention à ne pas tomber dans l’autre extrême, c’est-à-dire le cinéma hyperformaliste, devenu lui aussi une tarte à la crème des festivals: je veux parler de tous ces films où on cultive l’ennui comme une valeur ajoutée.

Et entre deux?

Entre deux, il y a les bons films. Ceux qui sont réussis et intègres, qui proposent quelque chose d’original. Je suis très content du programme que nous avons conçu cette année: ce sont des films qui sont peut-être d’inégale valeur, mais qui ont tous une personnalité forte.

Diriez-vous que la mise en place d’un programme de festival est une création en soi?

Non. La sélection d’un festival s’apparente davantage à un travail critique qu’à une création artistique. En sélectionnant des films, on fait d’abord leur critique. Je prends simplement position pour des films que personne ne connaît encore et que j’ai envie de défendre. Il y a évidemment, dans un festival, outre la sélection, la partie programmation. Il s’agit de trouver comment mettre chaque film en perspective, comment le montrer, comment ne pas l’écraser. Il y a là des enjeux autant artistiques que commerciaux. Le choix de la section, ainsi que l’heure et la date de projection font toujours l’objet de longues négociations avec les producteurs et les vendeurs des films. Cette phase de programmation ressemble un peu à ce que j’ai fait pendant dix ans à la Cinémathèque française, c’est-à-dire mettre les films en perspective. Sauf que, dans un festival, il me paraît hasardeux d’imaginer des rassemblements de films qui se ressembleraient. D’abord parce que classifier pourrait me pousser à choisir certains films parce qu’ils correspondent à des tendances imaginaires plutôt que pour leur qualité propre. Je me dois, au contraire, d’être ouvert à ce que j’ai vu, à ce que j’ai aimé, à ce qui m’a ému cette année. Or, le meilleur moyen pour valoriser les films dans un festival, c’est de mettre en évidences leurs disparités plutôt que leurs similitudes. Sans compter qu’une réunion de films qui se ressemblent produit un effet de monotonie que Locarno n’a que trop connu.

Marco Müller, le directeur artistique de la Mostra de Venise qui a également dirigé Locarno de 1991 à 2000, nous a dit un jour que la grande différence entre Venise et Locarno, du point de vue du directeur, est la suivante: à Venise, il suffit d’attendre que le téléphone sonne; à Locarno, il faut composer le numéro.

Bien sûr. Mais je trouve mieux de désirer que d’être désiré. Et, surtout, je sais que Marco Müller ne se contente pas d’attendre. Parce qu’on est aussi désiré par des gens qu’on ne désire pas. Et, comme je l’ai vu à la Quinzaine des réalisateurs, il ne faut pas croire que tous les grands films se battent pour venir chez vous. On est aussi sollicité et harcelé pour de mauvais films. Beaucoup des très grands films que j’ai pu montrer à la Quinzaine étaient des ouvrages qui, au départ, ne devaient pas y être. On ne dirige pas un festival, grand ou petit, sans être interventionniste. Il faut se battre. Il faut avoir de l’envie et la manifester très fort. Et puis, une fois qu’un film nous plaît et est invité, le travail ne fait que commencer parce qu’il faut souvent aider le cinéaste à venir, tirer une copie, résoudre les problèmes techniques, tout ce qui est nécessaire pour avoir le film et son auteur à temps au festival.

Seriez-vous capable d’énumérer les festivals où vous vous êtes rendu depuis que vous avez pris vos fonctions à Locarno en septembre 2009?

[Rires.] Je serais presque tenté de répondre: trop. Parce qu’on y voit toujours les mêmes gens et que ce n’est pas forcément dans le circuit des festivals qu’on déniche les films qui feront la différence. Les festivals servent d’abord aux gens qui vendent et achètent les films. Les conversations y sont plus superficielles qu’en se rendant directement chez un réalisateur ou un producteur. Les festivals ne sont pas tout: il y a également tous les voyages, plus importants pour nous, qui nous permettent d’assister à des projections.

Quand un directeur artistique dit «le plus dur est fait», de quoi parle-t-il?

Pour moi, c’est après la conférence de presse. Quand la sélection est bouclée. C’était du moins le sentiment que j’avais à Cannes. Je ne sais pas encore quand ce soulagement intervient à Locarno…