«On doit défendre les industries culturelles»
Culture
AbonnéProfesseur au Centre pour l'économie créative de l'Université de Zurich, l'essayiste français Frédéric Martel organise, ce jeudi et vendredi à Paris, un symposium sur la politique culturelle à l'âge numérique

A quoi ressemblera demain le paysage de la culture et des arts? Comment concilier la créativité artistique avec la donne numérique? Comment Netflix bouleverse la production cinématographique mondiale? Toutes ces questions seront évoquées ces jeudi et vendredi lors du symposium «Vers une nouvelle politique culturelle à l’âge numérique» organisé par l’essayiste Frédéric Martel, professeur à l’université de Zurich. Entretien prospectif.
Le Temps: L’objectif de votre colloque est, entre autres, de «penser la transformation de la politique culturelle au temps des algorithmes et des apps». Culture et numérique, n’est-ce pas une contradiction?
Frédéric Martel: C’est au contraire l’évidence. Les séries télévisées diffusées sur les plateformes numériques sont à la pointe de la créativité cinématographique. Certains jeux vidéo sont considérés comme des créations artistiques à part entière. Le secteur des services culturels à la demande explose. Le numérique pose, plus que jamais, la question de l’économie créative. Les frontières de l’art sont bouleversées. Un tiers des salariés londoniens peuvent revendiquer, d’une façon ou d’une autre, d’appartenir à la «classe créative» dans laquelle j’inclus les opérateurs touristiques, le secteur du design, et tous les flux dérivés des industries culturelles. Ignorer cette nouvelle donne et croire, comme c’est souvent le cas en France, que le vieux modèle du financement de l’art par l’Etat peut encore tenir, c’est une forme de déni. L’avènement du numérique bouleverse la culture car il transforme radicalement le marché de la création artistique, à la fois parce qu’il devient mondial, et parce que ses modes de diffusion sont bouleversés.
L’Université de Zurich, avec son Centre pour l’économie créative, est donc à l’avant-garde? Pourquoi, dans ce cas, avoir choisi de tenir ce colloque à Paris, à la Gaîté Lyrique, le vieux théâtre des opérettes d’Offenbach…?
Le Centre pour l’économie créative existe déjà à Zurich. Il est pour l'heure focalisé sur la recherche. Il aura à terme sa formation et ses étudiants. Pourquoi ? Parce qu’il est urgent de former des experts dans ce domaine. Vous parlez de la France et de Paris, où le théâtre de la Gaîté Lyrique est dédié aux arts numériques, ce qui explique notre choix. A quoi cela rime-t-il d’avoir encore aujourd’hui un Centre national du cinéma construit sur des règles anciennes alors que Netflix, seule, compte 7 millions d’abonnés, soit un public d’environ 11-12 millions de personnes? La logique de production nationale est-elle encore tenable? Toutes ces questions doivent être posées et ce colloque, que nous organisons chaque année, joue ce rôle. C’est la force de la Suisse. Nous pouvons parler au monde et susciter des coopérations plus facilement, peut-être, que d’autres pays. Les milieux culturels helvétiques rencontrent, par définition, un problème de masse critique et d’économie d’échelle. La Suisse est aussi habituée à gérer la diversité linguistique. Le pays est un laboratoire créatif !
Et quid de l’Union européenne? Les GAFA, les géants de l’internet, sont américains. La Chine est aussi en embuscade, vu la taille énorme de son marché. L’économie créative de demain sera donc, à coup sûr, dominée par ces deux géants?
Non, rien n’est joué. Les GAFA, on l’oublie souvent, sont avant tout des diffuseurs. L’important est dès lors de produire bien et, surtout, de ne pas mettre en permanence la créativité culturelle en opposition avec le numérique. On doit défendre les industries culturelles. Les grandes majors musicales, à l’exception de Sony, sont européennes. Spotify est une plateforme mondiale. Les acteurs de la télévision et des télécommunications demeurent la plupart du temps nationaux. L’Europe a les moyens de ne pas subir les GAFA. D’abord, bien sûr, par la régulation, communautaire et nationale. Mais aussi par l’adoption de politiques culturelles performantes, adaptées aux nouvelles exigences du marché. Quand Netflix produit en France, elle investit dans la production française, mise sur des talents français. Nous devons tous nous poser la question: quel sera le rôle d’un artiste dans vingt ans? Quel est le bon modèle économique pour le créateur? A Zurich, nous voulons poser ces questions ouvertement. La culture et les artistes n’ont rien à gagner à mener des guerres qui appartiennent de toute façon au passé.
Frédéric Martel, «Mainstream, enquête sur la guerre globale de la culture et des médias», Editions Flammarion, 581 p.
Plus d'informations sur le colloque organisé à Paris les 6 et 7 février sur le site du Centre pour l'économie créative.