Il ne faut pas mesurer les Oscars à la seule cérémonie. La 73e édition, qui a eu lieu dans la nuit de dimanche à lundi, a démontré plus qu'aucune précédente, combien l'autocongratulation hollywoodienne se manifeste en amont: phrases assassines, cadeaux sans compter pour les 5 700 votants, menaces de grève. Sans oublier la parodie des Oscars, les Framboises d'or décernées un peu plus tôt et attribuées cette année à Terre: champ de bataille, adaptation d'un roman du père de la scientologie, Ron Hubbard: pire film de l'année, pire acteur (John Travolta) et pire réalisateur (Roger Christian). Le battage pré-Oscars se mesure, enfin, à l'enthousiasme suscité par le nom du maître de cérémonie. Traditionnellement dévolu à des acteurs comiques, ce rôle clé, dans un scénario entièrement préécrit bien sûr, avait, ces dernières années, été élevé au rang d'art par Billy Crystal. Celui-ci, en tournage, a cédé sa place à Steve Martin (Les Cadavres ne portent pas de costards). Un Martin trop appliqué, peut-être paralysé par le trac qu'il redoutait publiquement. Il n'a pu assumer ce que son prédécesseur réussissait: imposer un tempo et égayer le défilé des mercis.

«Merci d'avoir pris le temps de regarder la cassette.» (Marcia Gay Harden, meilleur second rôle féminin pour «Pollock» de Ed Harris)

La pratique attire souvent les sarcasmes. Les membres de l'Académie des Oscars voient rarement les films sur grand écran: ils les rattrapent en cassettes. Les gagnants sont donc souvent de gros succès commerciaux, dont les votants n'ont pu manquer la sortie en salle. 2001 ne faillit pas à la règle. Si Marcia Gay Harden peut raisonnablement s'étonner d'avoir été vue dans Pollock, les trois grands gagnants de la soirée (Gladiator: 4 Oscars; Tigre et Dragon, Traffic, 3 chacun) ont tous dépassé les 100 millions de dollars de recette. C'est dire que la surprise était bannie, malgré le suspense très relatif dû à l'absence d'un rouleau compresseur type Titanic (lire le palmarès en page 2).

«Merci de reconnaître un film non américain.» (Ang Lee, meilleur film étranger pour «Tigre et Dragon»)

La 73e cérémonie était celle de tous les exotismes. Pour la première fois depuis 63 ans, un même réalisateur était nominé pour deux films: Steven Soderbergh qui repart avec des Oscars pour Traffic (dont celui du meilleur réalisateur) et pour Erin Brockovich. Une actrice étrangère était nominée pour la deuxième fois: Juliette Binoche, meilleur second rôle pour Le Patient anglais en 1997, s'est présentée en vain cette année avec Chocolat. Un film asiatique (catalogué Taïwan malgré une participation financière américaine) était nominé dans dix catégories, événement qui ne s'était produit que six fois dans l'histoire de Hollywood. Et puis, c'est bel et bien un Britannique, Ridley Scott, qui a hissé Gladiator sur la marche de meilleur film. Devant l'évidence de cette représentation étrangère, une partie de la presse américaine s'est empressée d'évoquer le faible niveau des productions hollywoodiennes. C'est aller un peu vite en besogne puisque Hollywood – des succès de Hitchcock à ceux de Billy Wilder – a toujours été un cinéma de déracinés. Le Taïwanais Ang Lee, l'Australien Russell Crowe, l'Anglais Ridley Scott ou le Portoricain Benicio Del Toro (meilleur second rôle pour Traffic après l'Ours d'argent de meilleur acteur obtenu, pour le même film, à Berlin) poursuivent cette tradition.

«Si nous étions en Afghanistan, les statuettes auraient déjà été détruites.» (Steve Martin, maître de cérémonie)

L'humour pachydermique de Steve Martin ne cachait pas la tentation à laquelle Hollywood ne résiste jamais: le sentiment d'être le centre du monde, garant de la démocratie. Parmi les 800 millions de téléspectateurs, combien parmi ceux qui ne vivent pas sur le territoire américain constatent pourtant chaque année, durant la traditionnelle dédicace aux disparus de l'année écoulée, qu'aucun cinéaste européen ou asiatique n'y est jamais honoré?

«800 millions de téléspectateurs sont en train de se demander si nous sommes tous pédés. La question n'est pas là. Noirs, Blancs ou Jaunes, hétéros ou homos, nous sommes tous ici pour la même chose: nous faire de la pub.» (Steve Martin, maître de cérémonie)

La grande leçon des Oscars 2001 est une bataille gagnée dans la guerre aux statuettes qui oppose deux studios: la filiale de Disney Miramax et le Dreamworks de Spielberg. Avec, notamment, les cinq Oscars de Gladiator, Dreamworks marque des points face à son adversaire déclaré. Et la revanche n'est pas volée: Miramax, vainqueur en 1997 avec Le Patient anglais, a tenté de rééditer la formule (un film romantique européanisant avec la caution de Juliette Binoche) avant de dépenser deux voire trois fois le budget du film en marketing destiné à influencer les votants. Si cette stratégie militaire a permis au film d'être surévalué, elle ne lui a pas rapporté la moindre récompense.

«Quand on grandit dans les banlieues de Sydney, un rêve comme celui-ci paraît impossible à réaliser. A ceux qui rêvent, dites-leur pourtant qu'avec du courage c'est possible.» (Russell Crowe, meilleur acteur pour «Gladiator»)

La chaîne ABC compte avec délectation les millions de dollars des droits de diffusion et des nombreuses tranches publicitaires (1,4 million de dollars les trente secondes pour un total de 70 millions). Amère sensation si deux émotions ne sauvaient le souvenir des Oscars 2001: celles des deux meilleurs acteurs, Russell Crowe, mâchant nerveusement un chewing-gum, et Julia Roberts, criant sa joie. Du haut de leurs vingt millions de dollars de cachet par film, ces deux-là pleurent pour une statuette plaquée or.