On le croise pendant la semaine contre le racisme, il est à la tâche, monte deux podcasts en parallèle, travaille à l’exposition en cours, peaufine la sortie du nouvel EP visuel d’une des figures du label Colors, Rico Tk. Il faut peut-être commencer par cela, si l’on veut avoir une idée du Spot. C’est une espèce de long clip enfumé, ocre, d’une beauté irradiante: des musiciens ajustent dans la vitrine des accords bleutés, un Fender Rhodes, des rythmes électroniques, et la voix de Rico comme posée à même l’air dense. Les images ont été réalisées par l’équipe genevoise d’Exit Void. La famille.
Emotion d’organisateur
Cela fait plus de vingt-cinq ans qu’Oumar Touré rôde dans les nuits rap de Genève. Il était un môme timide au fond de la salle, il y avait dans sa classe un futur DJ rap, Vincz Lee; pendant les cours de dessin, ils écoutaient Power de Ice T, une pochette avec une femme en monokini munie d’un fusil à pompe. Doté de jeans si larges que parfois ils tombent et de Air Force 1 immaculées, Oumar fréquente les premiers concerts rap de la région, les maisons de quartier, au point où il dirige pendant plusieurs années la programmation rap du club Undertown – il œuvre toujours au service du développement social et de l’emploi de Meyrin.
Il organise le premier concert du rappeur Makala au milieu des années 2010, la file est si longue qu’on peine à faire entrer tout le monde: «C’est sans doute la plus grande émotion d’organisateur de toute ma vie. Constater que la nouvelle génération parvenait à avoir une audience locale, que le mouvement avait pris et que des artistes majeurs étaient en train de naître à Genève.» Oumar est intégré au label Colors, qui suit les carrières de Makala, Di-Meh ou Slimka – il s’occupe en particulier des concerts mais sert aussi de manager personnel au producteur Varnish La Piscine, un génie du son dont il accompagne la geste vagabonde.
Lire aussi: De Di-Meh à Makala, d’Arma Jackson à Danitsa, l’envol de la nouvelle scène hip-hop romande
Etre résilient
Oumar vit comme une récompense inestimable ce triomphe romand de la culture hip-hop; lui vient d’une époque où le rap était au mieux considéré comme une coquetterie marginale, au pire comme une perturbation de l’ordre social. C’est qu’Oumar vient de loin. Littéralement. Il est né à Rome, en 1979; son père ministre du premier président de la Guinée, Sékou Touré, avait été averti de menaces qui pesaient sur ce bébé. «Il a préféré m’envoyer naître en Europe. Je ne suis finalement resté que deux ans à Conakry. J’avais de graves problèmes oculaires et j’ai été accueilli par des amis de la famille, les Franzen.» Oumar ne retournera jamais vivre en Guinée, un coup d’Etat met à terre le régime paranoïaque de Sékou Touré – le père d’Oumar est emprisonné puis fusillé par l’armée: «Finalement, je n’ai même jamais vécu avec ma mère, qui est partie en exil, elle a préféré me laisser en sécurité chez mes hôtes suisses.»
Difficile de dire comment cette enfance chahutée, la mémoire d’un père au destin tragique, comment l’absence relative d’une mère ont fait d’Oumar cet être résilient, dont la parole discrète, soucieuse, semble presque toujours entravée par une prudence viscérale. Il se retrouve en Suisse chez un monsieur blanc qu’il appelle très vite «papa», fréquente l’école internationale mais aussi les places de jeu où on lui crie que sa peau noire ressemble à du caca. «J’étais terrorisé lorsqu’il s’agissait de faire une présentation en classe. Ce n’est que lorsque j’ai commencé à être moniteur dans les maisons de quartier que j’ai dû apprendre à sortir de ma coquille. Sinon on m’aurait mangé.»
Point d’ancrage
Pour tous ceux qui connaissent Oumar, ce qui frappe chez lui, c’est l’infinie douceur, la bonté joyeuse, qui révèlent une force indiscutable. Il ne hausse presque jamais le ton, alors une inflexion imperceptible suffit en général à faire comprendre qu’il ne rigole plus. «J’ai été très longtemps observateur silencieux des gens. Je crois que j’entends ce qui se traduit derrière le stress excessif, la violence rentrée, j’ai appris à désamorcer les situations épineuses.» Il a été pendant quatre ans le programmateur des musiques actuelles aux Fêtes de la musique de Genève, il savait comment recevoir un musicien agacé par un retard. Oumar, quoi qu’il arrive, règle les problèmes.
Lire aussi: Colors, le label qui repeint le rap suisse
Ce don-là, cette capacité de médiateur, lui servent au Spot. C’est un lieu qui d’une certaine manière est né de la prise de conscience locale du racisme spécifique qui prospère contre les Noirs, après la manifestation du 9 juin qui avait réuni plus de 10 000 personnes à Genève, mais aussi de la nécessité d’un point d’ancrage pour la culture hip-hop. A travers des podcasts chiadés, le Spot donne la parole à une ancienne sportive d’élite comme la patineuse Corinne Djoungong, qui évoque une carrière empêchée par sa couleur de peau, mais s’ouvre aussi à des conversations intergénérationnelles où l’on se rend compte que les jeunes Noirs de Suisse ont tous connu les insultes, les préjugés, des limitations.
Oumar Touré Franzen est un homme-pont. Dans son repaire aux murs transparents, dans ce petit espace qui vibre, dans la façon scrupuleuse qu’il a d’accompagner la parole et l’ambition des autres, il ouvre les horizons d’un pays et d’une culture trop exigus pour se suffire à eux-mêmes. «Je ne vois rien de plus important que d’essayer de donner confiance aux autres, d’enseigner le business de la musique, mais aussi la tradition hip-hop, tout ce qui aidera la prochaine génération à vivre dans la fierté de ce qu’elle est.»
The Spot, rue du Diorama 2, Genève.