Vous le savez, vous avez une identité personnelle, une identité professionnelle, une identité sociale ou encore une identité familiale… Vous le savez moins, vous avez aussi une identité poétique. Un «moi» sensible, petite musique intérieure, qui, dans la ronde des «moi» qui virevoltent et vous constituent, agit puissamment sur votre état général. Quand il n’est pas directeur du Théâtre Am Stram Gram, Fabrice Melquiot se transforme en poète-médecin et tient consultation. Pas tout seul. Il travaille avec quatre comédiens-thérapeutes qui, comme lui, calment et calent l’âme en termes choisis. Ce week-end, Genève fête son théâtre sous toutes ses formes (lire ci-contre). A l’Hôpital de Beau-séjour, samedi, ou à la gériatrie des Trois-Chêne, dimanche, si un rabatteur bienveillant vous propose une consultation poétique, courez-y. Ces échanges insolites et gratuits ont changé des vies.
Un livre en guise d’ordonnance
Quelles que soient ses grandes œuvres d’adulte, Fabrice Melquiot restera dans notre esprit ce petit garçon qui laissait sur la commode de sa chambre des histoires pour sa maman dans lesquelles il parlait de «l’enfant». La distance littéraire, déjà, pour mieux se raconter. Il restera aussi cet ado timide, qui, à 11 ans, lors de sa fête d’anniversaire, a déclaré son amour à une camarade en punaisant sur le mur de sa chambre un poème qui lui était destiné. Sur le moment, l’élue n’a rien dit. Inquiétude du transi. Le lendemain, via une messagère, elle a répondu «oui». Comment, depuis un épisode aussi magique, Fabrice Melquiot pourrait-il bouder l’écrit?
De fait, les mots sont ses amis. L’homme de théâtre le prouve à travers sa production dramatique, une quarantaine de pièces, dont beaucoup sont traduites en une douzaine de langues. Son credo: le refus du désespoir. Les consultations poétiques s’inscrivent dans la même démarche, bienveillante. «Ce moment n’a l’air de rien, il est très puissant. Un homme d’une cinquantaine d’années, au chômage, dit avoir retrouvé du travail grâce à une séance», sourit Fabrice Melquiot. Lequel a un protocole très précis comme poète-médecin. «Nous portons tous une blouse blanche avec notre prénom dessus. Nous nous installons à une table dans un lieu public. Ce peut être un café, un parc, la jetée d’un lac, etc. En général, nous travaillons avec un assistant qui va à la rencontre des participants. Quand la personne arrive, je commence par lui demander son prénom et son lieu de résidence. Je la questionne aussi sur son état de santé, si elle a des allergies, si elle se sent fatiguée, stressée, etc. Ensuite, je lui demande si elle connaît le principe des consultations et je l’informe si besoin. Enfin, je lui demande comment elle va. Pas de manière polie, mais de manière soutenue. En général, tout le monde a une préoccupation. J’écoute, attentivement, et je choisis dans ma pile de poèmes celui qui me semble le plus en relation avec la situation. Je le lis, sans jamais perdre le contact visuel avec la personne. Ensuite, il y a deux options. Soit le patient se satisfait de la simple lecture, soit il veut aller plus loin et on entame alors une discussion sur ce que la poésie fait résonner en lui. La consultation peut durer de dix minutes à une heure et demie. Mais, attention, on ne s’égare jamais dans le biographique. On reste toujours sur le poème et les effets qu’il provoque chez l’auditeur. A la fin de la séance, je rédige une ordonnance: un livre à acheter pour y trouver un ou plusieurs poèmes particuliers qui seront lus selon une posologie bien définie.»
Quels sont les poètes qui se prêtent particulièrement bien à l’exercice du soutien psychologique? «Pas Cioran et son pessimisme galopant, évidemment!» s’amuse Fabrice Melquiot. Sont retenues des plumes intenses, amples ou ténues, ludiques ou graves, mais toujours situées du côté de la vie. «Nous proposons des textes de Philippe Jaccottet, de Pablo Neruda, de Nazim Hikmet, de Claude Esteban, d’Yves Bonnefoy, ou encore de René Char et Henri Michaux.» L’auteur cher au cœur du directeur? «J’ai un faible pour l’Américain Richard Brautigan, dont l’univers est à la fois simple et profond, et drôle à mourir de rire aussi.»
Fabrice Melquiot insiste sur un point. Pour lui, le livre est une personne, une voix. «C’est pour cela que j’invite les patients à acheter un exemplaire et à le déposer sur leur table de nuit.» De la même manière, la posologie sert à «freiner la consommation de poèmes». «Il ne s’agit pas de dévorer tout le livre à la fois. En général, je prescris un même poème matin et soir pendant une semaine pour que l’écriture fasse effet.»
Y a-t-il un profil type de patient? «Non, nous recevons indifféremment des hommes et des femmes, des enfants et des personnes âgées.» Quant aux poètes-médecins – Mariama Sylla, Sandra Korol, Hélène Hudovernik et Vincent Rime –, les qualités requises pour exercer cette activité résident dans «leur capacité à être absolument disponibles à l’autre». «Il faut une très grande capacité d’écoute, savoir se vider de son ego, parvenir à créer une intimité immédiate. Pour cela, il faut beaucoup de confiance, en soi et dans le moment de la rencontre», analyse Fabrice Melquiot.
La lecture du poème est bien sûr un moment crucial. Le poète-médecin mémorise sa phrase avant de l’offrir à son interlocuteur. «Si le comédien lit l’œil rivé à son papier, il casse le lien», sanctionne le directeur. «Ce qui est génial, c’est que, dès que la consultation commence, on oublie les gens autour. On se focalise tellement sur le patient que l’agitation ambiante disparaît. » Si extraordinaire que certains clients-patients reviennent. «C’est possible, une ou deux fois. Mais la consultation poétique ne s’inscrit pas dans une logique thérapeutique de longue durée. D’ailleurs, plus les gens viennent, plus on parle de poésie.»
Fabrice Melquiot est un passionné. Qui a beaucoup pratiqué ces consultations lorsqu’il était artiste associé à la Comédie de Reims. «J’ai arrêté il y a cinq ans pour des raisons d’organisation. Mais ça me manquait terriblement. Car ces moments sont si intenses, si puissants qu’ils ne peuvent pas être remplacés par un spectacle ou par l’écriture.»
Et le directeur de raconter comment une jeune femme est arrivée à une consultation poétique un peu distante. Lorsqu’il lui a demandé comment elle allait, elle lui a montré un petit bobo à la main, l’air provocateur. Il a lu un poème sur les mains, léger, presque anodin. Le visage de la jeune femme est devenu plus grave. «Elle m’a alors demandé si j’avais quelque chose qui parle de la mort. Je lui ai lu un poème de García Lorca qui évoque un enfant qui s’arrache le cœur en pleine mer.» La jeune femme, changée, a simplement dit: «Merci, j’avais besoin de ça aujourd’hui.»
Un couple sauvé par un poème
Arrive-t-il à Fabrice Melquiot d’être dépassé par la détresse d’une personne qui vient consulter? «Parfois, il peut y avoir des préoccupations lourdes, c’est vrai. Je me souviens d’une femme qui souffrait d’isolement. C’était très poignant. Je lui ai lu un poème du Turc Nazim Hikmet, qui a écrit en captivité. Et je sais que pour elle, le livre que je lui ai prescrit est une vraie présence, qui l’aide au quotidien. Une voix qui peuple sa solitude. J’ai revu cette femme, elle était apaisée.»
Et puis, parfois, souvent, l’homme de théâtre rencontre des situations piquantes. Comme ce jeune couple qui, attiré par une consultation en cours, est venu confier un problème de mécanique amoureuse. Une douleur inopportune pour la jeune fille. Durant le face-à-face, Fabrice Melquiot lui a lu un texte de Neruda tiré de Vingt poèmes d’amour et une chanson désespérée. «Comme elle était très touchée, j’ai conseillé à ces jeunes gens d’aller acheter ce recueil et de lire un poème ensemble chaque fois qu’ils commençaient à faire l’amour. Le jeune homme a regardé l’ordonnance et s’est exclamé: «Dingue, je vais acheter un livre!» C’est aussi pour cela que j’aime cet exercice. En sortant des théâtres, en allant dans les parcs, les cafés ou les hôpitaux, on touche un public de non-initiés.»
Rens.www.amstramgram.ch
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Fabrice Melquiot
Directeur du Théâtre Am Stram Gram