Papa s’en va-t-en guerre (froide)
Cinéma
Steven Spielberg est de retour avec «Le Pont des espions», un film d’espionnage basé sur une histoire vraie. Une occasion en or pour revisiter l’époque de la Guerre froide et son cinéma, avec tout le talent et l’humanisme qu’on lui connaît

Dans la culture populaire, la Guerre froide nous a valu les aventures de quantité de super-agents secrets calqués sur James Bond ou au contraire des récits d’espionnage plus réalistes, de déroute morale et de futilité tragique, à la manière de Graham Greene et John Le Carré. Mais sans doute jamais encore ceci: une histoire d’espions authentique, dramatisée en forme d’appel au courage et à la décence dans une période d’hystérie collective. Hollywoodien à l’ancienne, Steven Spielberg aurait-il été gagné par la nostalgie? Rien de plus normal, à 68 ans. Mais avec un talent et une intelligence lui conférant une autorité qui résonne sans peine jusqu’à nos jours troublés de guerre au terrorisme et de chasse aux lanceurs d’alerte.
On l’aura compris, Le Pont des espions (Bridge of Spies) n’a rien d’un film de hasard. Si «Monsieur Hollywood» a choisi ce projet parmi les centaines qui arrivent sur son bureau, c’est que le sujet a dû faire profondément écho chez cet enfant des années 1950-60. L’histoire de l’échange entre l’espion russe Rudolf Abel (alias William Fisher) et le pilote américain Francis Gary Powers, à travers le rôle qu’y a joué l’avocat-négociateur James B. Donovan, était du pain béni pour qui voulait revenir sur cette période. Tout y est: filatures, avions espions, chasse aux traîtres, parodie de justice, intrigue politique, mystère et suspense. Redécouverte par le jeune dramaturge anglais Matt Charman, l’affaire, qui s’est déroulée sur cinq ans, a été habilement condensée puis retravaillée par… les frères Coen. Juste pour la pimenter encore un peu?
Dès la magistrale séquence d’ouverture, Spielberg a en tout cas repris la main. On est en 1957 à Brooklyn et Rudolf Abel, peintre discret, est arrêté, risquant la peine de mort comme les fameux époux Rosenberg quelques années plus tôt, en plein maccarthysme. Avocat spécialisé dans les assurances, Donovan se retrouve assigné à sa défense après que d’autres ont refusé cette tâche délicate. Contre toute attente et l’avis de sa famille, il prend cette mission tant à cœur qu’il se rend impopulaire, subissant toutes sortes de pressions. Cette première partie, mystérieusement entrecoupée avec le recrutement d’un jeune pilote pour un programme secret d’avions espions U-2 chargés de survoler la Russie, est du pur Spielberg: un héros américain conservateur gagné par un gauchisme apparent, par simple humanisme et une foi inébranlable en la Constitution.
Comme dans leurs précédentes collaborations, Il faut sauver le soldat Ryan, Arrête-moi si tu peux, et Le Terminal, c’est Tom Hanks qui incarne idéalement ce boy-scout avec suffisamment de bouteille et d’humour sarcastique («Tout le monde va me haïr, mais au moins je perdrai») pour rendre la leçon de démocratie bienvenue. Quand il rassure son fils convaincu que la guerre atomique est imminente, l’auteur est clairement chez lui, plongé dans ses souvenirs d’enfance. En face, l’acteur de théâtre britannique Mark Rylance (Des Anges et des insectes, Intimité) compose un Abel indéchiffrable, sorte de Droopy («- Vous ne vous inquiétez donc jamais? – Pourquoi, cela aiderait?») dont la culpabilité ne fait aucun doute et pourtant plutôt sympathique. Parce que lui aussi agit selon ses convictions?
Le film aurait presque pu s’en tenir là, tant cette vision du «front domestique» est savoureuse, avec son héros lâché par tous qui ne sauve la peau de son client qu’en rappelant, en bon assureur, que ce dernier pourrait devenir une monnaie d’échange appréciable. Trois ans plus tard, le temps lui donne raison lorsqu’on fait à nouveau appel à lui, en sa qualité de citoyen privé, pour négocier à Berlin l’échange d’Abel contre Powers, tombé (la chute de l’avion est le moment le plus spectaculaire du film) entre les mains des Soviétiques. D’où une deuxième partie plus proche de ce qu’on pouvait attendre d’un film d’espionnage, Spielberg – qui connaît ses classiques – passant alors du mode Frank Capra (Mr. Smith au sénat) à Carol Reed (L’Homme de Berlin) et Martin Ritt (L’Espion qui venait du froid).
Tout se complique dès lors que Donovan, apprenant l’arrestation d’un jeune étudiant américain, Frederic Pryor, par les allemands de l’Est, insiste pour un échange «deux contre un». Jouant serré entre son chaperon de la CIA et des négociateurs russe et allemand (Sebastian Koch, La Vie des autres), notre héros parviendra-t-il à imposer son point de vue? Le suspense a beau être tout relatif, le plaisir du spectateur est constant, jusqu’au grand final sur le pont de Glienicke, entre Berlin et Potsdam. C’est que Spielberg a fignolé le moindre détail (en passant devant un cinéma, on remarque qu’il programme Un, deux, trois de Billy Wilder et Spartacus de Stanley Kubrick), profitant de l’occasion pour montrer au passage l’érection du Mur de Berlin et ses victimes.
Sur le papier, la rencontre entre Spielberg et les Coen pouvait s’annoncer prometteuse. S’il n’y a pas de quoi en faire tout un plat, l’auteur de Munich ayant bien cadré ceux de Burn After Reading, on reconnaît tout de même avec plaisir leur patte au détour de quelques scènes, comme celle de la fausse famille juive d’Abel (trahis par leur caricature) ou celle de la fureur du haut responsable est-allemand (Burghart Klaussner). Mais la satire ne sera jamais le fort de Spielberg, qui préfère trouver un héros et dégager une morale là où la plupart auraient renoncé à en chercher.
Dans ce parcours de dégel personnel, peut-être aurait-il fallu songer à mettre Madame Donovan (la fine Amy Ryan) au parfum plutôt que d’enfoncer bobonne dans la marmelade. Mais bon, le politiquement correct a ses limites et cette rare fausse note est pardonnable, vu l’époque. Plutôt que de chipoter sur un nouveau film formidable, on aurait plutôt envie de suggérer une suite, autrement dit les aventures de Donovan négociateur face à Fidel Castro après la débâcle américaine de la Baie des Cochons, à Cuba. Encore un épisode peu connu de la Guerre froide…
*** Le Pont des espions (Bridge of Spies), de Steven Spielberg (Etats-Unis 2015), avec Tom Hanks, Mark Rylance, Scott Shepherd, Amy Ryan, Sebastian Koch, Alan Alda, Dakin Mathews, Austin Stowell, Will Rogers, Mikhail Gorevoy, Burghart Klaussner. 2h21