Mes parents, ma nounou, la crise et moi
cinéma
«Ilo Ilo» d’Anthony Chen touche juste en racontant une famille à Singapour en 1997. Caméra d’or à Cannes, ce film fin et discret fait plaisir
Cela fait quelques années que le cinéma asiatique piétine. La plupart de ses auteurs reconnus en Europe ont été découverts il y a 15-20 ans déjà, et les grands festivals donnent l’impression de s’en contenter. Se peut-il vraiment que tout un continent s’endorme à ce point sur ses lauriers, ou alors un autre phénomène préoccupant – marginalisation par le cinéma commercial, désintérêt occidental – est-il en train de se jouer?
C’est dans ce contexte morose qu’Ilo Ilo d’Anthony Chen fait particulièrement plaisir à voir. Venu de Singapour, ce film d’un jeune cinéaste né en 1984 a reçu à Cannes la Caméra d’or, c’est-à-dire le prix de la meilleure première œuvre toutes sections confondues, décerné par un jury ad hoc présidé par Agnès Varda. A noter encore que cette sélection de la Quinzaine des réalisateurs l’a emporté face à 25 concurrents du monde entier pour succéder à l’américain Les Bêtes du Sud sauvage de Benh Zeitlin, autre petite merveille primée l’an dernier.
De Singapour, on ne connaissait jusqu’ici guère qu’Eric Khoo (Meek Pok Man, Twelve Storeys, Be with Me, My Magic), cinéaste qui a surtout dépeint les dessous glauques de sa ville-Etat, pourtant plus connue comme une sorte de «Suisse d’Asie» policée et financiarisée. Pur produit de la petite bourgeoisie, parti étudier le cinéma en Angleterre, Anthony Chen amène un tout autre regard. Pour son premier long métrage, il est parti d’un matériau autobiographique: le souvenir d’une bonne/nounou philippine (originaire de la ville d’Ilo Ilo, d’où le titre) qui a partagé la vie de sa famille pendant des années, jusqu’à la crise économique de 1997.
Concentré sur cette année fatidique, le film débute avec les frasques de Jiale, garçon turbulent d’une dizaine d’années qui fait le désespoir des autorités scolaires. Dépassés, ses parents qui travaillent tous deux décident d’engager une bonne, Teresa, vite devenue Terry. Le garçon commence par lui en faire voir de toutes les couleurs avant qu’un accident de vélo et un bras cassé ne l’amènent à de meilleurs sentiments. Mère célibataire forcée d’aller chercher un meilleur salaire à l’étranger, cette jeune femme d’apparence effacée n’est pas non plus tombée de la dernière pluie. Entre le père trop falot et la mère trop dure, également absents, elle devient le personnage central de la famille…
La belle surprise de ce film, c’est de voir comment son point de vue apparemment minuscule, confiné dans un appartement sans charme de grand immeuble, ne cesse de gagner en ampleur. En suivant alternativement ses quatre protagonistes, le cinéaste en dévoile de plus en plus de son pays et de la crise qu’il traverse. Non sans une touche de nostalgie.
Le père, commercial qui perd son emploi (il vend du verre «incassable») et qui a fait de mauvais placements sans oser l’annoncer à la maison, deviendra gardien de nuit tout en rêvant de faire fortune en se mettant à son compte. A nouveau enceinte, la mère est secrétaire de direction et voit défiler les collègues licenciés avant d’atterrir chez un bonimenteur de self-help. Quant à Teresa, ses sorties l’amènent d’un téléphone au bas de l’immeuble jusqu’à un centre commercial où elle va discrètement faire des heures supplémentaires dans un salon de coiffure – prélude à une grosse crise domestique.
Ce cinéma du quotidien, qui ne la ramène pas avec des effets de style inutiles, constitue une des meilleures veines du cinéma asiatique. Ce n’est pas pour rien qu’Anthony Chen cite le Taïwanais Edward Yang (Yi Yi), le Coréen Lee Chang-dong (Poetry) et le Japonais Hirokazu Kore-eda (Kiseki/I Wish) comme des maîtres qu’il apprécie tout particulièrement. Quant à son actrice philippine, Angeli Bayani, elle s’est fait connaître par les films-fleuves de son compatriote Lav Diaz (Melancholia, Norte, le président du jury au dernier Festival de Locarno). Son film se rapproche de leur poésie discrète, distillant une émotion croissante.
Certes, le schéma narratif d’un apprivoisement mutuel entre le garçon et la nounou peut paraître rebattu. Mais le cinéaste parvient à éviter toute sensiblerie, révélant plutôt la dureté des rapports humains dans ce «paradis» qu’est censé être Singapour (on n’oubliera pas de sitôt cette chute d’un corps…). Les difficultés traversées humanisent cette famille bourgeoise plutôt antipathique sans que l’opération ne paraisse trop volontariste. Même le hobby de Jiale, qui décrypte les récurrences dans les numéros gagnants de loterie, et son attachement à son grand-père récemment décédé restent ici des petites touches plutôt que des «clés» soulignées.
Dernier signe d’un film parfaitement contrôlé, ce n’est qu’avec l’explosion soudaine d’une chanson scellant les retrouvailles familiales qu’on remarque que tout le film s’est déroulé sans musique! Bref, tout le contraire des Bêtes du Sud sauvage et de son «réalisme magique», mais avec un talent équivalent qui mériterait lui aussi de renconter un large public.