Pari post-«nobsien»
festival de montreux
Le successeur de Claude Nobs décédé en janvier dernier, Mathieu Jaton, fait une entrée fracassante en transformant radicalement le Montreux Jazz Festival qui l’a formé

La 47e édition du Montreux Jazz Festival, qui s’ouvre le 4 juillet, sera la première qui se déroulera en l’absence de son fondateur, Claude Nobs, décédé le 10 janvier. Successeur annoncé à la direction générale du mastodonte culturel, enfant d’Attalens formé à l’école hôtelière, Mathieu Jaton n’est pas forcément le manager propre sur lui souvent décrit. Formé à la dynamique «nobsienne», savant mélange de calcul et de poétique, il mène cette année la plus grande révolution structurelle du festival depuis son passage du petit Casino au gigantesque Centre des Congrès. Difficile de dire aujourd’hui si les changements paieront et si le Montreux Jazz parviendra davantage, dans les années à venir, à coller à l’esprit du temps. Mais le pari est grand. Et le passage de témoin, qui semblait une formalité, prend des airs de métamorphose. Rencontre.
Le Temps: Vous aviez déjà été désigné depuis longtemps par Claude Nobs comme son successeur. Mais avez-vous eu des doutes, en janvier dernier, lors de votre prise effective de fonction?
Mathieu Jaton: Bien entendu. Après le décès de Claude, je me suis enfermé pendant quatre jours avec ma famille, à l’abri des médias et du monde. Ce moment avait été évoqué souvent mais je souhaitais être sûr que je voulais et que je pouvais assumer ce rôle nouveau. Pendant des décennies de collaboration avec Claude, en tant que secrétaire général, je m’étais mis au service d’une personnalité extrêmement créative. Ma plus grande joie était de réaliser et de rendre possibles ses idées les plus folles. J’ai donc mis en veilleuse ma propre créativité et j’étais ravi de rester dans l’ombre. Mais dans les mois qui ont précédé cette mort brutale, plusieurs discussions avec Claude m’ont donné une force invraisemblable. Je ne le savais pas mais il me préparait à prendre le flambeau. Il m’a dit notamment qu’il m’avait choisi parce que je pouvais faire des choses dont il était incapable. C’est dans cette complémentarité que j’ai fini par trouver ma place. L’avenir dira s’il avait eu raison.
– Certains membres du Conseil de fondation du festival avaient évoqué un temps la possibilité de vous adjoindre une sorte d’ambassadeur qui puisse vendre le festival dans le monde comme Claude Nobs le faisait. Cette option a-t-elle été envisagée?
– A aucun moment. Le 15 janvier, nous nous sommes réunis et j’ai ressenti de la part du conseil en entier une confiance inébranlable et une foi dans l’avenir du festival tel que Claude Nobs l’avait anticipé. En octobre, nous nous sommes réunis en séminaire à Villars. Nous savions que le festival souffrait de problèmes structurels que nous n’avions jamais pris le temps de considérer dans leur intégralité. Depuis 1994 et le déménagement au Centre des Congrès, nous n’avions pas revu notre stratégie, la dynamique entre le in et le off. Enfin, Claude était prêt à tout reprendre à partir de zéro. Je lui ai proposé des grandes lignes: notamment le retour aux valeurs du festival, fondées sur l’écoute de la musique. Et tout le monde a cogité pendant deux jours. Avec le sentiment que tout était possible. C’était fabuleux, quand on pense que le festival a près de cinquante ans d’existence, de partir d’une page vierge.
– Les grosses difficultés que le festival a traversées, notamment le déficit massif en 2009, mais aussi la compétition entre les lieux payants et les lieux gratuits, la hausse régulière du prix des billets, tout ce qui faisait les faiblesses du Montreux Jazz, vous n’avez rien mis de côté?
– Non. Nous avons créé la Rock Cave, un lieu gratuit, d’une capacité de 350 places, avec des moyens techniques réduits et l’envie d’une grande proximité entre les artistes et le public. Nous avons rebaptisé le Miles Davis Hall le Lab, avec une capacité de 2100 personnes: là aussi, il répond mieux à l’esthétique contemporaine, aux découvertes, aux nouveaux venus. Nous avions fini par mélanger les rôles de l’Auditorium Stravinski et du Miles Davis Hall, ils étaient devenus interchangeables. Nous voulions réaffirmer des identités. De plus, avec le jazz, il devenait de plus en plus difficile de remplir une salle de 2000 places. Nous avons décidé de créer un nouvel espace, plus proche du club new-yorkais, de 350 places. Il n’y a plus dans le jazz de pop star telle que Miles Davis en incarnait le modèle. Et nous voulions être en mesure d’accueillir des jazzmen plus confidentiels mais prodigieux, comme ceux que le Cully Jazz reçoit chaque année. Le jazz fait partie de notre ADN, il était triste de ne plus présenter dans de bonnes conditions ceux qui incarnent son futur.
– Alors que le festival semblait de plus en plus se couper de son public et privilégier les sponsors, tentez-vous de reconnecter le Montreux Jazz avec son époque et ses festivaliers?
– Nous avons donné l’impression d’être un festival de luxe, en pariant toujours sur le soutien des spectateurs les plus fidèles. Mais nous avions sans doute manqué un train de l’industrie de la musique, nous n’avions pas assez suivi les transformations radicales du milieu. J’ai été formé à l’hôtellerie. C’est une déformation professionnelle: j’ai toujours été très attentif aux critiques du public. Notre souci numéro un doit être de répondre aux requêtes des gens qui viennent nous rendre visite. Il y avait beaucoup de plaintes, notamment liées au fait qu’il n’y avait plus d’espace pour que les gens puissent réellement se rencontrer. Nous avons redessiné entièrement le quai, qui était un bouchon permanent. Nous ajoutons six terrasses, dont une s’avance de 25 mètres sur le lac. Il s’agit que le quai soit un lieu de passage, beaucoup plus fluide. Nous avons tout repensé et un cabinet d’architecture nous a fait des propositions. Tout au long de la déambulation, des néons géants annonceront les différents espaces de rencontre, les bars et les salles gratuites. Ils reprennent le nom des styles qui ont fait l’histoire de la musique afro-américaine. A nouveau, il s’agit pour nous de rendre hommage à l’histoire, tout en célébrant le présent.
– Votre budget passe cette année de 22 à 25 millions de francs, est-ce que vous n’avez pas péché par des changements excessifs et subi une explosion des cachets?
– Absolument pas. Nous avons investi bien entendu dans la refonte du festival et le développement de nouvelles infrastructures. Mais le budget a grossi surtout de manière conjoncturelle à cause de la venue pour deux concerts de Leonard Cohen, pour trois concerts de Prince et à celle de Sting. Vous savez, on m’a souvent présenté comme une espèce de gestionnaire glaçant face à Claude Nobs qui aurait été une sorte d’hurluberlu agacé par les questions financières. Parfois, les rôles s’inversaient. Et aujourd’hui, lorsqu’on me propose trois concerts de Prince, même s’il faut pour les assumer casser notre tirelire, je ne peux pas dire non. Claude m’a appris que nous devions faire bien plus que d’aligner des concerts dans une grille. Nous nous devons de proposer des événements uniques. Que Prince inscrive son histoire magnifique dans celle de notre festival, c’est une chance. Et je me battrai à chaque minute pour que les concerts se prolongent par une jam. Parce que Montreux est fait de cette liberté-là. Si nous ne prenons pas de risques, à quoi bon exister?
– Comment avez-vous réussi au Lab à garder des prix raisonnables, une cinquantaine de francs en général, alors que vous nous disiez auparavant que vous n’étiez pas responsables de la hausse irrationnelle des cachets?
– Nous avons limité tous les frais et été très sévères sur les cachets. Le Lab devient le plus grand club de Suisse pendant le festival, ce n’est plus une configuration de festival, les moyens techniques sont limités. La plupart des groupes ont compris cette réorientation. Et nous avons décidé de nous passer de ceux qui ne la comprendraient pas. A un moment, il faut parier sur le fait que les groupes veulent jouer à Montreux et que nous n’avons pas des moyens illimités. Le DJ berlinois Paul Kalkbrenner, qui joue sur les grandes scènes des open airs, a fait des efforts parce qu’il avait vraiment envie de venir chez nous. Montreux a plus à offrir que de l’argent.
– On ressent une grande confiance chez vous. Vous avez 37 ans, vous prenez la direction générale de l’un des festivals les plus prestigieux au monde, vous succédez à une figure héroïque et démesurée, comment faites-vous?
– Je n’ai jamais cherché à prendre la place de Claude. Je suis fait d’un autre bois, je suis plus diplomate, je ne gueule jamais. Mais il m’a appris l’essentiel de ce qu’il faut savoir. Forcément, nos gestions différeront. J’ai été dévasté par la nouvelle de sa mort. Mais je sais qu’il a voulu ces changements et qu’il est mort comme il le souhaitait. L’année dernière, nous nous sommes retrouvés un soir, dans un karaoké à Tokyo, tous les deux. Il m’a demandé de chanter pour lui. J’ai entonné Smoke on the Water de Deep Purple, qui mentionne Funky Claude. Lui aussi a chanté; My Way, je crois. Ce sont des moments très intimes qui, de loin, peuvent paraître insignifiants. Mais c’est dans ces circonstances que j’ai senti que j’enfilais le costume, que j’allais devoir faire perdurer une histoire, une aventure exceptionnelle. L’œuvre de sa vie.
Montreux Jazz Festival. Du 4 au 21 juillet. www.montreuxjazz.com
«J’ai senti que j’enfilais le costume, que j’allais devoir faire perdurer une aventure exceptionnelle»