Eric Chevillard. Oreille rouge. Minuit, 160 p.

Qui veut aller en Afrique, qu'il lise d'abord Chevillard. Pas de meilleur guide qu'Oreille rouge. Invité au Mali en résidence d'écriture, le timoré s'insurge d'abord. Lui qui «aime sa chambre, sa table, sa chaise dans la pénombre: on l'envoie en Afrique où sont les lions dans le soleil». D'où la couleur des oreilles quand il se décide enfin à affronter la sauvagerie du continent: c'est ainsi qu'on l'appellera sur les rives du Niger: Tulo bilennew. Eric Chevillard a passé quelques mois dans les mêmes circonstances que son héros déraciné. Le regard qu'il porte sur lui est filtré par l'expérience: il le surveille avec dérision et tendresse. Il piste Oreille rouge dans les hésitations du début, puis sur le terrain, enfin, nouveau Rimbaud, «retour des pays chauds». Le petit personnage offre un superbe condensé des fantasmes, des craintes, des espérances de rédemption, des préjugés que tout voyageur moyen emporte dans son sac. Abandonnez toute espérance de révolution existentielle: à l'arrivée comme au départ, Oreille rouge, profondément inchangé, pèse toujours 72 kilos et au fond de ses poches, il ne retrouve que ses mains.

Au premier abord, l'«imagination limitée» d'Oreille rouge, qui pourrait s'appeler Jules ou Alphonse, «convoque aussitôt la girafe et l'éléphant». Ecrivain, il acquiert un (et même deux) carnet(s) de moleskine noire. Il compte bien y saisir l'essence du continent, pour l'emprisonner dans son grand poème sur l'Afrique: «Ecrire pour lui: faire main basse.» De hâblerie en vantardise, le voilà obligé de jouer sa partition de voyageur de l'extrême. Il part donc, transi de terreur, bardé de crèmes et de médicaments, à l'assaut de la négritude. Devant le Peul et le Massaï qu'il feint d'envier, «il se lamente d'appartenir, quant à lui, à une civilisation en déroute, incohérente et fausse». Chaque vieillard lui paraît une bibliothèque en danger d'incendie. Mais celui qu'il rencontre ne cite que Victor Hugo.

«Il faut avoir vécu là-bas pour savoir vraiment ce qu'est l'Afrique»: il s'y résout donc. «Et il écrira Mon Mali». Mais sur place, il lui faut bien constater que la pâte de mil sauce feuilles souvent répugne; que, présentement, l'hippopotame, emblème du Mali, se fait rare dans le fleuve; qu'en fait de girafes et d'antilopes, ce sont plutôt chiens, poules et mouches; que «le mouton a chassé le lion et le guépard». Il est toujours en porte-à-faux: «[…] un mendiant lui tend la main. Comme les gens sont aimables ici, se dit Oreille rouge. Et la lui serre chaleureusement.» Résistant à ses invocations à la Senghor, le continent refuse de se laisser capter dans son poème. Sa sensibilité humanitaire s'éveille: «A son retour, il va alerter l'Occident sur la situation de l'Afrique.» Et une fois chez lui, «quand il croise un Noir dans la rue, il lui adresse un petit sourire de connivence (pendant quelques jours)». Il est devenu le spécialiste du Mali.

Eric Chevillard, lui, a écrit douze romans, tous publiés chez Minuit, explorant des registres différents avec virtuosité, depuis Mourir m'enrhume, en 1987. Dans les deux derniers, Du Hérisson et Le Vaillant Petit Tailleur (lire les SC du 30.03.2002 et du 11.10.2003), l'auteur se profilait discrètement, avec l'humour et la retenue qui sont sa marque. Dans Oreille rouge, comment ne pas le reconnaître – notre semblable, notre frère – dans ce personnage ridicule et touchant, qui manie les stéréotypes, invente des proverbes («Si tu dois barrir, demande à l'éléphant»), craint les insectes; brave les dangers de la brousse: «On a vu rôder des lions, oui. Mais c'était il y a longtemps et d'ailleurs ce n'était pas dans la région.»

«J'ai peut-être eu tort de le lâcher en Afrique», se reproche l'auteur. Mais non: suivez-le sans crainte: dans son univers de dessin animé, accompagné par le chœur des vautours, Oreille rouge saura s'en sortir.