Pédagogue le jour, pornographe la nuit
dessin
D’une main, Marcel Vidoudez illustrait le livre de lecture des petits Vaudois, de l’autre, il faisait des scènes érotiques pour public averti. Un livre et une exposition lausannoise retracent cette étonnante dualité

Pour les petits Vaudois qui ont appris à lire entre 1949 et le début des années 70, le monde était propre en ordre. «Papa téléphone, maman tricote.» Telle était la première phrase de Mon Premier Livre, le manuel de lecture édité par Payot et agréé par le Département de l’instruction publique.
Les choses étaient simples, les rôles clairement répartis et les nègres à leur place dans la savane – le livre se concluait sur l’histoire de Zo’hio, le négrillon au «petit ventre rond ayant mangé beaucoup trop de cacahuètes». Des vignettes pleines de rondeur et de fraîcheur enluminaient ces stéréotypes: enfants sages, rondes musicales et jeux champêtres, scènes de genre à la ferme, au garage, à l’école, baignant dans une clarté toute lémanique. Ces images sages étaient de Marcel Vidoudez.
Né à Bex en 1900, Marcel Vidoudez a étudié les Beaux-arts et vécu à Lausanne, Pully ou Saint-Saphorin. Très prolifique, il a participé étroitement aux différentes aventures de l’édition pour la jeunesse, s’émancipant progressivement «d’une morale ouvertement chrétienne à une morale laïque qui se réfère au progrès, à l’éducation civique impliquant devoir et responsabilité», comme le relève l’étude de Josiane Cetlin.
Outre Mon Premier Livre, Marcel Vidoudez a illustré des chansons, les fables de La Fontaine, des contes et récits (Blanche-Neige, Gulliver), les textes de l’Ecole du dimanche et le Manuel d’histoire biblique. Il a collaboré au Schweizer Spiegel de Zurich et aux «albums-chocolat» N.P.C.K. (Nestlé, Peter, Cailler, Kohler) qui rassemblaient des récits édifiants. Il a aussi décoré Le Coup de Soleil, le cabaret de Gilles à l’Hôtel de la Paix, à Lausanne.
Mais, aussi sûr que le bleu Léman recèle des brochets voraces, même le plus débonnaire des Vaudois a sa face d’ombre. Maman tricote, papa fricote, hélas… Marcel Vidoudez qui a donné des couleurs aux visées pédagogiques du Département de l’instruction publique et des cultes avait une activité occulte de dessinateur érotique – qui aurait pu briser sa respectabilité et sa carrière.
Sa fille, née en 1939, en a eu un vague aperçu, enfant, alors qu’elle guignait dans l’atelier de l’artiste. Elle se souvient aussi de cadeaux inopinés, parfum pour sa mère, poupées pour elle, trahissant une rentrée d’argent complémentaire. Sans doute avait-il vendu une œuvre licencieuse à quelque amateur fortuné. En 1968, après le décès de son père, Nicole Vidoudez a découvert des dizaines d’aquarelles et des centaines d’esquisses libertines. Dans les années 90, elle approche Michel Froidevaux, de la Galerie Humus, qui organise une première exposition. Aujourd’hui, associé au Musée historique de Lausanne, il rend pleinement hommage à ce dessinateur au double visage.
«Dans le paysage artistique helvétique de la première moitié du XXe siècle, rares sont les dessinateurs qui se sont exprimés dans le registre érotique. Marcel Vidoudez apparaît donc comme un marginal, un franc-tireur masqué qui débusquait, inlassablement, les plaisirs de l’amour», écrit Michel Froidevaux dans son avant-propos à Marcel Vidoudez, dessinateur érotique, tandis que sur le versant Illustrateur éclectique, Laurent Golay, directeur du Musée historique, souligne qu’en sus des remarquables qualités graphiques de l’œuvre, c’est «la somme de ses créations dans des genres aussi antagoniques qui confère à l’artiste un intérêt tout à fait particulier et le rend si intrigant».
Sur l’ubac de l’œuvre, on retrouve la rondeur et la fraîcheur des dessins officiels et parfois même au loin le lac Léman, les syndics joufflus, les cavistes au nez rouge, souvent empourprés par les instants torrides qu’ils vivent et prolongés de vits écarlates. Pierre Yves Lador évoque justement «le climat gouailleur de Dubout, la rondeur de Bellus et peut-être un peu de Tetsu». Les images cochonnes de Vidoudez relèvent de la friponnerie, de la paillardise plus que de la pornographie. On y voit des belles de nuit aux galbes généreux, des petites culottes roses ornées de dentelle, des tableaux exotiques (Japon, Haïti), ce coquin de Zo’hio devenu grand et fort, des scènes historiques renvoyant aux dispositifs sadiens ou aux cruautés du Moyen Age.
Saphisme, triolisme, voyeurisme… Il y en a pour tous les fantasmes. La cueillette des champignons qui dérape, le déjeuner sur l’herbe qui finit en partouze, la digue du cul qui saisit notables et bourgeois. Tout ceci est charmant, délicatement coloré. Aujourd’hui, le trouble que dégagent ces vignettes est d’un ordre moins érotique que nostalgique d’une époque où nous chantions en chœur le pays romand sans en connaître les troubles dessous.
Mon Premier Fruit, Marcel Vidoudez, illustrateur (1900-1968). Lausanne, Musée historique, jusqu’au 14 avril. Marcel Vidoudez, illustrateur éclectique/Marcel Vidoudez, dessinateur érotique. Textes de Laurent Golay, Michel Froidevaux, Josiane Cetlin, Pierre Yves Lador. Coffret de deux volumes de 144 p., édité par: Musée historique de Lausanne, Association Marcel Vidoudez, illustrateur & Editions Humus.
Après son décès, sa fille a découvert des dizaines d’aquarelles et des centaines d’esquisses libertines