Peter Brook, la révérence d’un conteur absolu
Carnet noir
L’artiste britannique, qui vient de s’éteindre à 97 ans, a puisé en Inde, en Afrique et en Perse la matière d’odes prodigieuses. Il a aussi dévoilé sur scène ce continent qu’est le cerveau. Avec ses espaces épurés et ses gestes élémentaires, il a révolutionné le théâtre

Prospero a largué les amarres et on est triste. Le metteur en scène britannique Peter Brook, qui s’est éteint samedi à Paris à 97 ans, était le double du magicien de La Tempête. Toute sa vie, il a surmonté le tourment, toute sa vie, il a conquis l’azur, souvent au nom de Shakespeare. Son théâtre, si charnel, si élémentaire, si magnétique, était le reflet d’une passion de l’inconnu qui l’a conduit à chercher l’origine de nos gestes en Afrique, en Perse, en Inde. Chacun de ses spectacles était le chapitre d’un livre ouvert – Prospero’s Book –, le sien, celui de ses comédiens venus de partout, le nôtre. Avec lui, grâce à lui, nous sentions que cet art d’un instant élargissait nos existences.
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Révolutionnaire, Peter Brook? Oui, parce que ce fils d’immigrés juifs lituaniens demandait à ses acteurs et actrices de se dépouiller de leurs routines, de creuser un chemin intérieur qui conduise à une vérité de présence et de parole; parce qu’il voulait que les grandes tragédies de l’humanité nous parviennent dans leur nudité éclatante, sans les parures d’une machinerie. Un coussin en guise de trône, un tapis pour signifier la lice d’une querelle, une canne de griot comme sceptre: l’esthétique selon Brook. Cette pratique, qui était sa façon d’envisager l’aventure humaine, il l’a racontée merveilleusement dans L’Espace vide, livre qui continue d’inspirer les jeunes épris des tréteaux.
Sculpter la figure humaine
Peter Brook était au théâtre l’équivalent d’Alberto Giacometti dans les arts plastiques. Il sculptait la figure humaine sans relâche, sans jamais se satisfaire du résultat obtenu, dans un mélange de joie et d’exigence absolues. Depuis son installation à Paris, au début des années 1970, il concevait chacune de ses créations comme une odyssée collective. A intervalles réguliers, il invitait le public à jouir de son butin, à découvrir l’étrangeté sous le familier, le cosmique dans les plis de l’art.
Les rendez-vous qu’il nous fixait ainsi étaient des jalons. Ceux et celles qui ont vécu la grande nuit du Mahabharata, cernés par la rocaille, menacés par une falaise dantesque, n’oublieront pas le bruit, la fureur et la noblesse de ses guerriers divins. En cet été 1985, au Festival d’Avignon, des milliers de privilégiés ovationnent Peter Brook, le scénariste Jean-Claude Carrière qui signait l’adaptation de l’épopée indienne, Marie-Hélène Estienne, la collaboratrice de toujours, et leurs extraordinaires paladins.
Le souffle d’un cosmos à portée de tous, l’émotion d’une empoignade sans précédent, le feu d’une parole qu’aucune convention psychologique ne garrotte. Peter Brook avait 60 ans alors et une œuvre considérable derrière lui. Il avait déjà deux vies au moins et une épouse, la comédienne Natasha Parry. A Londres, au début des années 1930, son père lui avait construit un petit théâtre de marionnettes. La naissance d’une vocation, confiait-il au Temps, au mois de septembre 2020. Il reçoit quelque temps après un théâtre en carton, avec des images sur papier. Il compose ainsi ses premières histoires. La scène comme don du père.
Une vedette à Londres
Sa gloire est immédiate. Dès la fin des années 1940, la Londres théâtrale est folle de ce jeune homme aux yeux bleu océan qui n’a que Shakespeare à la bouche et qui monte avec feu Peines d’amour perdues en 1946, Les Frères Karamazov avec l’immense Alec Guinness la même année, Roméo et Juliette en 1950, tant d’autres pièces, comme s’il y avait là une fièvre de jeu. Tous les grands comédiens de l’époque travaillent pour lui, à commencer par John Gielgud et Laurence Olivier. Sa façon de répéter fascine, d’autant qu’il interdit d’assister à son travail. Marilyn Monroe en est ainsi réduite à se cacher dans une loge pour voir comment il façonne ses protégés.
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Peter Brook est une star alors que se disputent New York, Paris, Londres. Il réalise des films, dont une adaptation en 1960 de Moderato cantabile – un roman de Marguerite Duras – dans lequel il dirige Jean-Paul Belmondo et Jeanne Moreau. Il pourrait poursuivre à cette cadence, mais il est d’une étoffe plus sauvage. Comment beaucoup d’intellectuels et d’artistes de l’époque, il aspire à une intelligence du monde que le carrousel des réussites ne lui offre pas. Comme l’écrivain Paul Bowles, il se verrait bien prendre un thé au Sahara. Il est marqué par le philosophe Georges Gurdjieff – qui prône la sagesse du fakir, capable de réconcilier l’esprit et le corps – et voyage dans des terres alors peu connues, en Afghanistan notamment. Il fait provision de tout, de langues, de philosophies orientales, de cosmogonies flamboyantes. Il se rassemble surtout.
Une utopie à Paris
Sa seconde vie commence à Paris. Il se trouve un lieu unique, les Bouffes du Nord. Avec sa coupole orientale, ses murs balafrés par des spectres malicieux, sa salle qui tombe en ruine, ce théâtre tient du laboratoire et de la cathédrale. Il y établit son Centre international de recherche théâtrale. Surtout, il fait tabula rasa des règles du jeu à l’occidentale. Il réunit autour de lui des interprètes prodigieux, le Malien Sotigui Kouyaté, le Japonais Yoshi Oïda, le Français Maurice Bénichou, le Britannique Bruce Myers, entre autres. Cette communauté est fondée sur l’idéal d’un syncrétisme artistique. Le monde est l’argile de Brook. En 1979, il enchante avec La Conférence des oiseaux du poète persan Farid al-Din Attar, avant son nirvana, Le Mahabharata en 1985.
Cette fresque est un tournant. Peter ne voit pas comment faire plus grand, plus vaste. Il rêve d’un nouveau territoire. Son ami l’écrivain Harold Pinter – Prix Nobel de littérature en 2005 – lui parle des écrits d’un neurologue fameux, l’Américain Oliver Sacks. Ce dernier soigne des personnes atteintes d’agnosie, qui développent, comme par compensation, des facultés hors du commun. Peter Brook et sa troupe s’immergent dans des hôpitaux, s’éprennent de ces êtres à part, épousent leurs visions de la vie. L’Homme qui prenait sa femme pour un chapeau – titre de l’ouvrage d’Oliver Sacks – bouleverse en 1993. Il enchaîne en 1998 avec Je suis un phénomène, la tragédie d’un homme qui se rappelle tout, d’après le neurologue soviétique Alexandre Luria, à l’affiche alors du Théâtre de Vidy à Lausanne.
Le silence et la grâce
Il alterne désormais épopées scientifiques, réinterprétations brillantes d’Hamlet, opéras, dialogue avec des grandes figures de l’histoire théâtrale, Vsevolod Meyerhold et Gordon Craig notamment dans Warum Warum. De ces derniers, il dit que ce ne sont pas des maîtres, mais des collègues. Au Forum Meyrin, Anne Brüschweiler l’accueille régulièrement ces dernières années. En 2015, il tourneboulait les esprits avec sa Valley of Astonishment, éloge de ces individus qui voient et sentent ce qui échappe au commun des mortels. A cette occasion, il confiait au Temps qu’une tribu d’acteurs formait un seul cerveau avec mille et un circuits. «Le but, c’est que les 300 esprits d’une salle rencontrent cette unité. Il y a un moment où vous ne faites qu’un avec le public.»
Au mois de décembre, à Meyrin encore, il présentait avec sa compagne Marie-Hélène Estienne, Tempest Project. C’était une épure de La Tempête, l’histoire de Prospero trahi par les siens, abandonné sur son île, sauvé par l’amour de sa fille – Peter Brook était père de deux enfants, Simon et Irina. Il répétait que le plus beau moment d’un spectacle, ce n’était pas les applaudissements, mais cet instant de silence qui les précédait, ce battement d’ailes qui était le signe d’une grâce.
Prospero largue les amarres et son empreinte, qui n’est pas celle d’un guide – il détestait cette idée – mais d’un enchanteur libre, brûle. L’un de ses mots favoris était «paradis». Sa présence est notre don, notre trésor en vérité.