Peter Brook, l’invisible est son royaume

Théâtre Le metteur en scène britannique poursuit avec brio son odyssée au cœur du cerveau, au Forum Meyrin ce vendredi

L’amour du silence, le goût du jeu, le métier d’enchanteur: il se confie en gentleman doux

Merlin au bout du fil. Sa vivacité, mais pas sa barbe. Peter Brook vient de décrocher, à Meyrin, dans sa chambre d’hôtel, à quelques foulées du Forum où il présente ce soir encore The Valley of Astonishment. Il parle vite, délicieusement lointain, familier pourtant. Dans cette voix si british, il y a la formule d’un metteur en scène qui traverse les époques: une malice, une clarté, une attention de gentleman. Avec son nouveau spectacle, il poursuit, toujours accompagné par la dramaturge Marie-Hélène Estienne, une odyssée intérieure unique au théâtre.

On écoute ce maître qui, à 89 ans, préfère un whisky au pub à un thé chez la reine. On devine le bleu de ses yeux qui a tant fasciné ses interprètes, Jeanne Moreau, John Gielgud jadis. Souvent, un avion déchire le ciel. On s’en fiche et on sourit. Il parle, justement, du prix du silence. Et puis il se rappelle cette première fois: ce printemps 1993 où il décide de ramener sous les projecteurs des vies condamnées au silence, à cause d’une faille neurologique.

En un éclair, il revoit ses compagnons, les acteurs Maurice Bénichou, Sotigui Kouyaté, David Bennent, qui jouent des individus hors du commun: cet homme, par exemple, perdu dans la vie, mais capable de calculs stupéfiants. Brook s’inspire alors du neurologue britannique Oliver Sacks – d’où le titre du spectacle L’homme qui, référence au livre L’homme qui prenait sa femme pour un chapeau.

Un avion bourdonne, encore. Peter Brook suspend son récit. Puis reprend. Il raconte comment il a poursuivi sa visite du cerveau, avec Je suis un phénomène (1998) d’après un récit du neuropsychiatre soviétique Alexander Luria. L’histoire est inouïe: le journaliste Solomon Cherechevski découvre qu’il est doté d’une mémoire infaillible. Cette figure hante aujour­d’hui encore The Valley of Astonishment.

Peter Brook: Pourquoi cet intérêt pour le cerveau? Nous venions de vivre Le Mahabharata [une nuit de théâtre, au Festival d’Avignon en 1985, puis en tournée, ndlr], ce texte qui, pour les Indiens, contient toute la vie. Nous cherchions, avec ma collaboratrice Marie-Hélène Estienne un sujet qui serait aussi épique et qui concernerait la vie de tous les jours. J’avais le sentiment que le seul domaine partageable, c’était la science. Nous avions un intérêt pour les mathématiques, mais il manquait la dimension humaine, celle justement que la neurologie offrait. Les grandes pièces de Shakespeare révèlent l’invisible qui constitue chaque individu. La neurologie fait de même.

Le Temps: Pourquoi d’abord Oliver Sacks?

– Parce qu’il n’est pas seulement un grand scientifique, il est aussi un merveilleux conteur. Dans son introduction à L’homme qui prenait sa femme pour un chapeau, il dit de ses patients qu’ils font des voyages épiques, qu’ils traversent des montagnes, des tunnels. Il suggère au fond l’héroïsme de ces êtres qui compensent par un don l’atrophie d’un sens commun. Ses récits ont été le point de départ de notre travail. Oliver Sacks nous a conduits vers Alexander Luria et son histoire de personnage hypermnésique. Ce qui nous a frappés, c’est la souffrance de cet homme qui ne peut rien oublier. Comme les oiseaux de La Conférence des oiseaux, ce récit persan de Farid al-Din Attar, il doit traverser une série de vallées, pour parler en termes poétiques, avant d’accéder à cet endroit où tous les voiles tombent: la vallée de l’étonnement.

– «The Valley of Astonishment» prolonge «Je suis un phénomène»?

– Nous avons voulu nous intéresser à ces personnes qui, comme Solomon Cherechevski, sont sujettes à la synesthésie. Cette femme par exemple pour qui un son est aussi une couleur. Marie-Hélène Estienne et moi sommes allés à la rencontre de gens souvent en souffrance, parce qu’obligés de dissimuler cette faculté, sous peine de passer pour fous.

– Comment naît ensuite l’écriture?

– Nous ne partons jamais d’une forme préétablie. Je ne cherche pas, surtout pas, à incarner une idée. Les concepts, c’est pour les architectes, pas pour le théâtre. Comme toujours, la pièce s’est construite sur un mode collectif. Les acteurs ont improvisé, on a inventé des solutions qu’on trouvait merveilleuses un jour, nulles le lendemain. Ce qui nous guide, c’est une intuition sans forme. Quand on arrive à un résultat un peu satisfaisant, on le soumet à un premier public d’invités. On prend en compte ses réactions et on se remet au travail. Depuis sa création à Paris au printemps passé, ses escales à Londres et à New York, le spectacle s’est beaucoup transformé. Cet après-midi à Meyrin [mercredi, ndlr], nous allons encore répéter.

– Sur scène, il y a quelques chaises et c’est tout. Cette simplicité, c’est votre marque de toujours?

– Ne dites pas ça. La simplicité n’est pas une formule. Je suis arrivé à ça après de longues années d’excès, à Broadway, à Londres, à Paris. Sur un plateau, il ne doit y avoir que des objets utiles au jeu et à la fiction. Pour ce spectacle, comme pour The Suit [Le Costume, à l’affiche à Meyrin la saison passée], nous avons d’abord pensé que des projections d’images seraient une bonne chose. Et nous y avons renoncé, parce que l’essentiel pour nous, c’est l’acteur.

– Votre carrière est marquée par quatre grandes scansions au moins, le «Mahabharata», l’Afrique, Shakespeare évidemment et le cerveau. Y a-t-il un lien entre ces chapitres?

– Absolument. La seule chose qui est commune à l’humanité, c’est la dispute. Parce qu’on ne supporte pas l’image que l’autre se fait de Dieu, on lui coupe la tête. C’est une abomination. Le théâtre a ceci de beau qu’il est le fruit d’un accord entre des personnalités très différentes qui décident de tenter ensemble quelque chose. Une troupe finit par ne former qu’un seul cerveau riche de toutes sortes de circuits, évidemment. Le but, c’est que les 300 esprits d’une salle rencontrent cette unité. Il y a un moment où vous ne faites qu’un avec le public.

– C’est l’état de grâce?

– Au théâtre, il y a deux façons pour le public de marquer son adhésion. Le rire et les applaudissements. Ce sont des instants d’unité. Mais si forts soient-ils, ces moments ne sont rien au regard d’un silence. Le vrai silence au cœur d’un spectacle, c’est celui que vous vivez sur un glacier, vous pouvez le toucher. Rien de plus bouleversant que 500 individus qui font silence ensemble. Claudio Abbado disait qu’à la fin d’un concert, ce qui compte, ce ne sont pas les ovations, mais la qualité du silence. C’est pour ça qu’on travaille.

– Offrir cette harmonie, c’est votre but?

– Je n’ai pas de but, je ne suis pas un missionnaire, je n’ai pas de vérité à délivrer. Pour prendre une image, si je suis dans le désert et que je vois un verre d’eau, j’ai envie de le boire et de le partager. Parfois, c’est vrai, je conduis la jeep, mais c’est loin d’être toujours le cas.

Vous avez toujours écrit. Vos livres mélangent souvenirs, réflexions d’ordre esthétique et spirituel, anecdotes. Que représente pour vous l’écriture?

– Quand on me pose une question, j’éprouve le besoin d’y répondre le mieux possible. Et cet exercice me plaît beaucoup. Je suis incapable d’écrire une phrase qui me convienne du premier coup. Je peux amender une dizaine de fois une formulation jusqu’à ce qu’elle me semble juste, qu’elle corresponde à la pensée. Prenez notre entretien, oui, celui que nous avons actuellement. Si vous restituez l’enregistrement de nos propos, le lecteur aura l’impression d’un dialogue de fous. Votre métier consiste à filtrer, à réduire notre conversation à l’essentiel. C’est ce que je fais aussi en tant que metteur en scène. J’aide les acteurs à s’alléger.

– Metteur en scène, c’est quoi?

– Pas un auteur, en tout cas. On a voulu à une époque, notamment en Allemagne, que le metteur en scène soit cette figure qui constate les malheurs du monde et qui dise au public ce qu’il faut faire. Pour ma part, je me contente d’être le guide d’une exploration. Je n’ai rien à imposer.