C’est l’histoire d’une vengeance ourdie par une chauve-souris, mais pas n’importe laquelle! A l’Opéra de Lausanne, c’est Batman qui vient à l’esprit quand on voit les premières images vidéo projetées sur le rideau de scène avec la participation d’un figurant à terre. D’autres références au monde du cinéma (James Bond et le film Goldfinger, Charlie Chaplin, vampires…) irriguent cette mise en scène pleine de fantaisie signée Adriano Sinivia.

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Décors mobiles, chorégraphies volantes

Pendant près de trois heures, chanteurs et figurants enchaînent les séquences dans une ambiance surréaliste, avec des chorégraphies volantes, des éléments de décor mobiles et des numéros de claquettes. Cette part de surréalisme colle à l’esprit du livret qui raconte comment le docteur Falke, berné et contrarié, échafaude un plan de vengeance après avoir été piégé par son ami, le bourgeois Eisenstein.

Rappelons le contexte: à la sortie d’un bal masqué à Vienne, Eisenstein a contraint Falke à rentrer chez lui dans un déguisement de chauve-souris. Sur le chemin du retour au petit matin, Falke a été la risée de la ville entière. Pour se venger, Falke parvient à organiser un bal masqué chez le mystérieux Prince Orlofsky où Eisenstein, croyant être à l’abri du regard de sa femme, finira par séduire une comtesse hongroise masquée… qui n’est autre que sa femme elle-même! Falke rend la monnaie de sa pièce à Eisenstein.

Utilisation ingénieuse de la vidéo

Loin de mises en scène plus confites dans la tradition, cette Chauve-souris a le mérite de renouveler le genre. L’utilisation de la vidéo est ingénieuse, non pas simplement illustrative, mais participant à la dramaturgie. On se croirait dans un cartoon ou un film d’animation 3 D avec des mouvements de caméra rapides qui permettent de voir l’envers du décor ou de faire des plans rapprochés. Lorsque Rosalinde (la femme d’Eisenstein) se retrouve seule avec son amant Alfred à la maison, voici qu’on sonne à la porte. Celle-ci regarde au travers du judas de la porte: pour son grand malheur, elle aperçoit le visage de son mari que le public, lui, voit alors apparaître en grand grâce à un effet de «zoom-avant» de la caméra. Vite, il faut dissimuler son amant… dans un placard ou au réfrigérateur!

Pour que le public comprenne mieux l’intrigue, les dialogues parlés sont ici en français et les airs sont chantés en allemand. Ces dialogues ont été révisés pour situer l’intrigue plus près de chez nous: non pas à Vienne, mais à Lausanne. Ils ont été actualisés avec des références aux débats d’aujourd’hui comme lorsque Eisenstein s’exclame: «Me too, me too, me too!» On y trouve des allusions au (franc) parler vaudois et à nos plats régionaux («fondue moitié-moitié», «chasselas», «tarte à la résinée»)… Seul bémol: les dialogues ont tendance à traîner en longueur dans la seconde partie, même si la prestation de Shin Iglesias dans le rôle du gardien de prison ivre, Frosch, est hilarante.

Travestissement «queer»

Enfin, toujours dans l’esprit de cette actualisation, le spectacle joue la carte du travestissement à 360 degrés. Aussi le prince Orlofsky (personnage androgyne) est-il représenté en créature transgenre pour le moins extravagante. Quand le directeur de la prison Frank débarque chez Rosalinde en arrivant par la cheminée à l’aide d’un parachute, il est accompagné de deux soldats, a priori très virils, dont l’un fait des œillades et bisous à l’autre. Bref, les repères hétéronormés éclatent.

L’opérette de Johann Strauss n’est pas malmenée pour autant, grâce à des chanteurs et figurants très investis scéniquement. Outre le cinéma, le spectacle convoque aussi l’univers du cirque et du cabaret.

Marie Lys campe avec espièglerie la femme de chambre de Rosalinde: sa voix gracieuse et cristalline, très équilibrée sur l’ensemble de la tessiture, est idéale pour portraiturer Adèle. Stephan Genz (Eisenstein) est un bourgeois guindé comme il se doit. La voix, au timbre un peu mat, mais à la diction excellente, contraste avec le ténor tout en rutilance de Jean-François Borras: l’amant Alfred est une caricature du ténor italien qui ne cesse de chanter à pleine voix des extraits d’opéras célèbres (Rigoletto, La Traviata, Otello…). Eleonore Marguerre (Rosalinde) campe d’un timbre joliment pulpeux l’épouse d’Eisenstein tandis que Falke trouve en Björn Bürger un baryton élégant. Jean-François Vinciguerra est un directeur de prison irrésistible de drôlerie et de gaucherie (son numéro avec le sachet de thé Lipton), meilleur dans les dialogues parlés que dans les parties chantées. Enfin, Lamia Beuque se glisse avec aisance dans la peau du Prince Orlofsky.

Orchestre un peu insuffisant

Tout ce petit monde (y compris les Chœurs de l’Opéra de Lausanne) est emmené par le chef allemand Frank Beermann. On regrette que le Sinfonietta de Lausanne – un peu carré – manque de soyeux viennois dans la fameuse «Ouverture» (cordes imprécises). Mais la suite de l’opérette est mieux maîtrisée et le tempo est allant. Les éléments de décor mobiles et les costumes imaginatifs d’Enzo Iorio contribuent au succès d’un spectacle au ton burlesque et décalé. Très réussi, en somme. 


«La Chauve-souris» de Johann Strauss fils à l’Opéra de Lausanne, jusqu’au 31 décembre. www.opera-lausanne.ch