Ces satanés gamins étaient partout, sautillant jusqu’au fond de la cour, perdus sur la première branche de l’arbre, ou cachés en punition dans l’un des innombrables coins de la classe: nombre de lectrices et lecteurs ont découvert le dessin de Sempé grâce aux illustrations du Petit Nicolas, qui l’ont fait connaître largement au-delà du cercle de presse.

Jean-Jacques Sempé est décédé jeudi à l’âge de 89 ans, a annoncé son épouse Martine Gossieaux Sempé à l’AFP. «Le dessinateur d’humour Jean-Jacques Sempé est décédé paisiblement (jeudi) soir […] dans sa résidence de vacances, entouré de sa femme et de ses amis proches», a indiqué Marc Lecarpentier, son biographe et ami.

Par sa rencontre avec René Goscinny et la création du personnage du Petit Nicolas et son entourage (le chouchou Agnan, le gourmand Alceste, le cogneur Eude, les parents), Sempé a pu laisser libre cours à son dessin à la fois fragile et expressif. Les albums du Petit Nicolas, se sont vendus à quelque 15 millions d’exemplaires. Par la suite, il a livré de splendides albums personnels, dans lesquels il croquait de vieilles personnes avec la même simplicité, la même tendresse, qu’il mettait en scène les gamins infernaux du Petit Nicolas.

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Grand maître français de l’humour et de la poésie, mélange de dérision et de modestie, Sempé a tracé depuis les années 1950 une œuvre pleine de bonhomie, réalisant notamment des dessins pour le New Yorker, Paris Match ou L’Express. Il a été l’un des artistes les plus sollicités par le magazine américain.

Né en 1932 à Pessac, près de Bordeaux, enfant naturel, battu et bègue, Sempé n’a pas vraiment eu l’enfance de son héros Nicolas qu’il fait grandir avec Goscinny dans une France idéalisée des années 1950. Il vend ses premières planches en 1950 à Sud Ouest qu’il signe «DRO» (de «to draw», dessiner en anglais).

Depuis la création du Petit Nicolas en 1959, Jean-Jacques Sempé a publié quasiment un album par an et signé une centaine de Unes dans la presse. Embauché en 1978 au New Yorker, Sempé signe sa première Une en dessinant un employé de bureau prêt à s’envoler depuis la fenêtre de sa tour. Au fil d’une centaine de Unes, il trace son bonheur de vivre dans cette mégalopole, avec ses chats indolents, ses humains minuscules, sa frénésie, ses jazzmen et ses jardins cachés. L’éditeur Denoël rassemble tous ces dessins dans l’album Sempé à New York (2009).

Un autobus sur un pont traversant la Seine de nuit, des musiciens, des cyclistes, un cracheur de feu, des scènes à Central Park, Saint-Tropez ou au Jardin du Luxembourg… Dans chacune de ses œuvres, on retrouve ses thèmes de prédilection: la petitesse de l’homme dans la nature, sa solitude dans la ville, ses disputes, ses ridicules et ses ambitions démesurées, les limites de l’esprit d’équipe.

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Fort du succès du Petit Nicolas, Sempé crée ainsi Monsieur Lambert, un employé de bureau qui échappe par le rêve à sa médiocre condition. Tous les jours, il déjeune Chez Picard, discute football, politique et sexe avec ses collègues. Monsieur tout le monde affligé d’un crâne dégarni et d’un grand nez, il se raconte en playboy allumant de torrides passions. Cet archétype, l’un des préférés de Sempé, est croqué sans méchanceté: «C’est l’absurdité des gens, les pauvres, un peu démunis à tous points de vue. Des braves gens qui, grâce à Monsieur Lambert, réussissent à se mentir à eux-mêmes, à s’inventer des histoires d’amour merveilleuses et à le faire croire aux autres», confiait-il au Monde.

Dans Saint-Tropez (1968) et sa suite Saint-Tropez forever (2010), il croque la fête, l’alcool, les lunettes noires et le Café Sénequier. Sempé y saisit un microcosme de vaniteux désœuvrés autour d’une piscine ou à bord d’un yacht. «On parle beaucoup de la joie de vivre là-bas, mais j’en montre peu dans mes dessins. C’est la nature qui est heureuse à Saint-Tropez», expliquait-il dans Le Figaro, affirmant avoir eu «le tiers de ses idées sur la ville avant même d’y avoir mis les pieds».

Dans son dernier dessin, paru dans le numéro du 4 au 10 août de Paris Match et qui croque un peintre en plein exercice dans un décor champêtre, Sempé avait écrit: «Pense à ne pas m'oublier». Une œuvre ultime aux allures d'adieux prémonitoires.