«La Double Inconstance» au Théâtre de Carouge

Le prix de l’innocence selon Marivaux

Cette Double Inconstance, Philippe Mentha la voulait. Pendant un demi-siècle, l’acteur s’est méfié de Marivaux, lui préférant son contemporain Goldoni. Puis il s’est résolu à affronter les coups fourrés d’un auteur qui manigance comme il respire, exhalant le parfum des années 1720, ces années où Paris est un trompe-l’œil, où les chiens errants menacent les carrosses. A l’affiche ces jours du Théâtre de Carouge, le spectacle ressemble à son metteur en scène: il a de l’allure, de la raideur parfois, une brume de mélancolie aussi; il est surtout porté par des acteurs aguerris, assortis à leurs rôles, qui rappellent que mettre en scène, c’est d’abord soigner sa distribution. Philippe Mentha, 80 ans, s’était d’ailleurs réservé la livrée du valet Trivelin qu’il a joué à Kléber-Méleau. Des ennuis de santé le privent du plaisir de veiller sur l’ouvrage – Nicolas Rinuy le remplace au pied levé. Il peut être rassuré. Ses comédiens sont à la hauteur.

Qu’est-ce qui fait la réussite du spectacle? L’intelligence d’une lecture jamais dupe du vernis du texte. Leste, l’intrigue? Certes. Un Prince convoite la belle Silvia, une paysanne. Mais celle-ci a donné sa parole à son voisin Arlequin. Le puissant fait capturer les étourneaux. Ses sbires, Flaminia et Trivelin, sont chargés de les plumer, jusqu’à ce que l’ingénue capitule. L’innocence est une proie. Sa valeur est inestimable dans un monde où la révérence est monnaie courante. Le désir du Prince ne peut s’assouvir que sur les cendres d’un rêve d’adolescents. C’est cette cruauté que met au jour la lecture de Philippe Mentha. D’abord dans son choix de la pénombre inaugurale, pénombre dans laquelle se dessine la jeunesse de Silvia (Céline Nidegger), sa beauté chamboulée par la peur. Mais aussi dans son choix de rappeler que l’espace marivaudien est un théâtre où les manipulateurs ont leur place assignée, au sommet d’un escalier en colimaçon dans le décor d’Audrey Vuong; où les amants manipulés s’effarouchent en contrebas, dans une arène, livrés à nos regards et à ceux de leurs marionnettistes. Philippe Mentha ne sacrifie pas le comique, il en expose le revers, cet ennui qui paraît à jamais imprimé sur le visage du prince (Darius Kehtari), ce mélange d’élégance et d’absence que dégage Alexandra Tiedemann en Flaminia, exécutante machiavélique mais secrètement endeuillée.

Cette Double Inconstance respire le métier – et le plaisir du métier. Elle ne possède pas la puissance de détonation des grands spectacles marivaudiens – La Seconde Surprise de l’amour par Luc Bondy, par exemple, au Théâtre de Vidy en 2008. Mais une qualité de présence, celle de David Pion, peu dégrossi en Arlequin comme il convient; celle encore de Barbara Tobola, dans le rôle d’une pimbêche; celle surtout de Céline Nidegger dans la peau de Silvia. Il faut les voir, elle et David Pion, quand leurs personnages se retrouvent. Ils sont assis, au coude-à-coude; ils se disent des mots trop grands pour eux; ou ils ne se les disent pas, justement. Ce sont deux penauds, aux gestes gourds et tendres. Il faut la voir, elle encore, mains dans les poches de sa robe sable, chavirée par la pensée du bel officier – le Prince en réalité. Et puis l’apothéose, le silence de sa stupeur quand elle découvre l’identité de l’officier. Dans son corps passe comme un effroi. Ne s’est-elle pas perdue en gagnant le cœur du Prince, gâtée soudain comme on dit d’un fruit flétri par le soleil? Le marivaudage, souffle le spectacle, relève de la chasse à courre – à un moment, le Prince apparaît flanqué de deux lévriers. Philippe Mentha est un chasseur classique, mais affûté.

La Double Inconstance, Théâtre de Carouge, jusqu’au dimanche 6 avril; loc. 022 343 43 43; 2h.