Caractère premier et fondateur de son travail: cet auteur est d'abord un très grand lecteur qui fait magistralement part, ensuite, de ses découvertes. Erudit monumental, à la fois écrivain italien majeur et critique très respecté, Pietro Citati explique lui-même, en mots très simples, ce qui fait la nature et la singularité de son travail: «Quand j'ai fini d'analyser les œuvres, j'éprouve le besoin de raconter.» La plupart de ses livres – Brève Vie de Katherine Mansfield, Tolstoï, Kafka, Alexandre le Grand, Goethe, La Colombe poignardée (sur Proust), Portraits de femmes (de sainte Thérèse d'Avila à Lou Andréas Salomé) – sont des biographies merveilleusement relatées, rédigées après des investigations approfondies et subtiles.
Dénominateur commun: les personnages qu'il se choisit relèvent de la création littéraire. Sur leur trace, Pietro Citati explore le mystère des plus grands textes, leur origine, leur organisation, leur résonance, leur transmission, leur fortune. L'énigme qui le fascine, chez les uns et les autres, comme chez lui-même: dans l'œuvre de création, quelle part attribuer aux hommes et laquelle aux dieux? Sachant d'avance, mais qu'importe, que la solution qu'il poursuit de livre en livre, lui échappera toujours. Pour aiguiser la méditation, quoi de plus fructueux cependant que le livre, vieux de vingt-sept siècles, qui raconte les errances d'Ulysse, et son pendant l'Iliade, plus archaïque encore?
«Le livre que j'achève sur l'Odyssée racontera une autre fois l'histoire que narre Homère… mais après une interrogation qui la change complètement, où j'ai cherché à trouver le livre que cachait le livre.» Voilà le projet immense, soutenu par la lecture de tout ce qui s'est publié sur le sujet depuis soixante ans. Un travail si exhaustif que Pietro Citati se permet de ne publier aucune bibliographie et un minimum de notes. Au-delà de l'érudition et au-delà de l'essai, il fait de son analyse un véritable et passionnant roman. Un roman auquel il s'abandonne, convaincu d'expérience qu'«il faut obéir aux désirs de ses livres».
Alors, sans s'encombrer de détours, il s'engouffre dans le récit, ouvre grandes les portes, installe d'abord, et comme il se doit, les dieux qui, présents à courte distance, suivent pas à pas, bienveillants ou non, le destin des héros homériques. Si la poésie fut la commune invention d'Apollon et d'Hermès, Pietro Citati place résolument son livre sous les auspices du second, le dieu à l'«esprit coloré, bigarré, scintillant et changeant», dont Ulysse offre la représentation humaine. Et il invoque aussi les Muses sans lesquelles nulle poésie ne verrait le jour, nul destin ne parviendrait à son terme.
Autour des protagonistes de l'Odyssée résonne encore le bruit des armes et fument les murailles de Troie. Chaque destin annoncé s'accomplira. Cependant, de même qu'une fracture infranchissable sépare les dieux et les hommes, une faille et comme un vacillement subsistent entre une équipée humaine et son aboutissement prescrit. De sorte que le récit et l'Odyssée deviennent possibles. C'est donc au bord de ce chemin sinueux que Pietro Citati, voyageur d'un temps magique où l'humain touche presque au divin, tend ses filets d'un geste que perspicacité et savoir rendent redoutablement précis. Il ne vous lâchera plus.