Qu’elle doit être grande, la solitude du comédien qui n’est pas écouté! Mardi, à l’heure de l’apéro, un collectif théâtral en a fait la dure expérience au bar central de La Plage des Six Pompes, célèbre festival des arts de rue qui retrouve sa cadence après deux éditions «covidées».

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Tandis que la jeune troupe lançait son Appel au monde, revendiquant le remplacement du discours sécuritaire et de la consommation par le contact humain, le silence ne s’est pas fait. La plupart des buveurs et badauds ont continué à deviser gaiement et, comme dans cette proposition la voix n’est pas amplifiée pour que les interprètes semblent issus de la foule, leur cri n’a jamais dépassé le mur du son ambiant.

Déni généralisé

Ce qui, de fait, est assez conforme à la réalité. Les jeunes qui se mobilisent aujourd’hui en faveur de l’environnement sont-ils écoutés? Les dirigeants, politiques et économiques, prennent-ils vraiment des décisions pour stopper le réchauffement climatique et en finir avec la logique consumériste? On connaît la réponse.

Dès lors, quand Louise a crié: «Nous sommes la génération arnaquée, car on nous a promis un monde qui n’était qu’une publicité» et que Lucie a enchaîné en observant: «Pourquoi je devrais toute ma vie être une petite merde qui travaille en pensant à son loyer et à son SUV?», l’indifférence de l’audience a parfaitement reflété le déni actuel auquel les jeunes militants sont confrontés.

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C’est d’ailleurs une des forces de La Plage, ce festival emmené par le rebelle et remuant Manu Moser: mettre le doigt là ou ça fait mal. On se souvient de Didier Super, comique punk qui orchestrait en 2011 un french kiss scandaleux entre Hitler et un Juif orthodoxe…

Le temple plus clément

Heureusement pour La Contemporaine, cette jeune compagnie née à Bordeaux, la représentation du soir devant le Grand Temple surplombant la promenade des Six Pompes a pu compter sur un silence complet. Et connu des moments de grâce. Comme le cri d’Alexia, fillette du public qui a rejoint avec joie le cri de Lucie.

Et cette interpellation au ciel d’Antoine, comédien au profil romantique qui, devant le temple, a pris une nouvelle dimension: «J’ai peur que tout s’enflamme et pourtant je veux tout enflammer. Je suis venu pour m’incendier. Je suis Jeanne d’Arc putain. Jeanne d’Arc entendait la voix de Dieu, mais est-ce que Dieu entendait la voix de Jeanne d’Arc? Est-ce que Dieu nous entend? Est-ce qu’il existe un Dieu?»

Colère et espoir

On peut reprocher aux monologues leur tonalité largement énervée et plaintive, même si l’espoir surgit à la fin. «Ce qui reste de nous, c’est des langues coupées, des bouches qui ont eu trop soif, des miettes», dit encore Sebastian. Le contexte de création explique ce trait corrosif. «Ce spectacle est né au printemps 2021, en plein confinement, commence Charlotte, à l’origine du projet. Nous étions tous des élèves comédiens du Cours Florent, à Bordeaux et lorsque les écoles, les lieux publics et les restaurants ont dû fermer alors que les centres commerciaux continuaient à fonctionner, nous avons ressenti une immense injustice, doublée d’une angoisse profonde. On ne savait pas où on allait, mais on savait qu’on ne voulait pas ce monde verrouillé.»

«Du coup, poursuit Louise, on s’est réunis clandestinement, car il y avait aussi le couvre-feu et la limite des rassemblements, et on a écrit ces textes dans l’urgence.» Voilà pourquoi il est aussi beaucoup question, dans cet Appel, du masque qui défigure et de la peur de mourir ou de tuer.

La troupe n’a-t-elle pas pensé à actualiser la partition qui semble déjà un peu datée, compte tenu de ces détails «covidiens»? «Non, répond Joris, l’auteur final de ce travail collectif. Toute comparaison mise à part, quand Brecht écrit Grand-peur et misère du IIIe Reich en 1938, en lien avec la montée du nazisme, il raconte un moment bien précis de l’histoire et n’a jamais modifié son texte ensuite.»

«Avec Ceci est mon appel au monde, nous voulons fixer et célébrer un moment critique que nous avons tous partagé. Mais, sans doute, si nous continuons à créer ce type de manifeste, nous nous attaquerons à des sujets plus brûlants comme le réchauffement climatique ou l’emprise du numérique sur nos relations.»

La griffe de la gifle

Comment ces jeunes au bénéfice du programme Nouvelle vague de La Plage ont-ils vécu la gifle de l’après-midi, lorsque l’audience les a snobés? «C’était violent, admet Charlotte, petit gabarit qui s’est cassé la voix pour tenter de se faire entendre. D’autant que ça ne nous est jamais arrivé. A Bordeaux, quand on faisait irruption sur les terrasses, juste après la réouverture des restaurants, les gens pleuraient, car le trauma était encore très présent.»

L’après-midi, la jeune interprète a ressenti le bar central comme «hostile et non imprégnable». «Mais, à la fin, une jeune femme est venue vers moi et m’a demandé si elle pouvait me faire un câlin. Rien que pour cette spectatrice qui a dû traverser la même angoisse que moi et pour tous les spectateurs qui n’ont rien montré, par gêne ou par pudeur, je continue à penser que cette interpellation était nécessaire.»

Danse avec la hache

La Plage, ce même jour, c’était aussi les très cool acrobates et jongleurs de One Shot, un duo belge redoutable qui mêle rock en live, lestes ascensions d’un mât chinois et danses avec une hache. C’était encore l’univers muet et poétique du clown Frigo qui voulait voler et les tours de passe-passe des boîtes de conserve des Magik Fabrik. Sans oublier la fastidieuse séance de mentalisme du Professeur Laville, faux spirituel et vrai lourdaud qui prend les spectateurs pour des idiots…

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Mais ce qui restera de cette journée en altitude, loin de la fournaise de la plaine, c’est la fraîcheur et la ferveur de La Contemporaine, ce jeune collectif qui croît encore au changement et à la solidarité humaine. Et qui n’a pas flanché quand le bateau a méchamment tangué.


La Plage des Six Pompes, jusqu’au 6 août, La Chaux-de-Fonds