Déjeuner avec Eran Riklis

Plan fixe sur les Arabes israéliens

Le cinéaste israélien, auteur des «Citronniers», était au Festival de Locarno pour présenter «Dancing Arabs»

Malgré le contexte politique tendu, son nouveau film a conquis la Piazza

Le cadre enchanteur d’une terrasse de trattoria tessinoise sur l’heure de midi contraste quelque peu avec l’état d’esprit de notre vis-à-vis. Depuis un mois, Eran Riklis désespère à nouveau de son pays, Israël. Avant la fin de l’entretien, il aura vérifié sur son smartphone la reprise des hostilités à Gaza après un fragile cessez-le-feu. «Et pourtant, «Bibi» [Benyamin Netanyahou] avait presque réussi à nous faire croire que cette fois, ça s’arrêterait! Après ces nouvelles roquettes, je suis sûr que certains s’activent pour le convaincre d’envahir Gaza pour de bon. Je ne comprends pas à quoi joue le Hamas…»

Avec deux Prix du public à Locarno pour La Fiancée syrienne en 2004 et Le Voyage du directeur des ressources humaines en 2010, Eran Riklis, 59 ans, peut passer pour un des chouchous du festival. Et son nouveau film, Dancing Arabs (qui devrait sortir cet hiver sous le titre de «Mon Fils»), ovationné la veille sur la même Piazza Grande, pourrait bien tripler la mise en fin de semaine! Bien sûr, il ne cracherait pas dessus. Mais pour l’heure, il a surtout apprécié la qualité d’attention du public pour un sujet plutôt grave: le sort des Arabes israéliens, autrement dit ces Palestiniens vivant sur le territoire de l’Etat hébreu. «Une minorité de six millions de personnes qui représentent 20% de la population, mais dont le cinéma n’a encore presque jamais parlé.»

L’homme est massif, mais s’avère frugal. Il a déjeuné tard et se contente de picorer dans la belle assiette composée du jour de La Trattoria. Ces temps-ci, il fait pourtant un peu figure de nouvel ogre du cinéma israélien, avec une capacité d’enchaîner les projets qui n’a rien à envier à celle d’Amos Gitai. Il s’en amuse d’autant plus qu’il ne vise absolument pas le même créneau d’austérité minimaliste que son fameux aîné. «Les festivals, c’est bien joli, mais je suis plus ambitieux. Je fais des films pour le grand public, pour qu’ils soient montrés jusqu’en Chine!»

S’il y parvient si bien, et s’il parle un anglais parfait, c’est sans doute du fait d’une jeunesse assez particulière. Fils d’un physicien, il a grandi au Canada, aux Etats-Unis et au Brésil avant de rentrer au pays, à Bersheeba, où son père travailla sur la première bombe nucléaire israélienne. Une caméra reçue à treize ans, l’exposition massive aux images de télévision et un éveil politique au tournant des années 1970, à Rio de Janeiro sous la dictature, auraient été déterminants. Après un service militaire coïncidant avec la guerre du Kippour, il est allé apprendre son métier à Londres, ne revenant s’établir pour de bon en Israël qu’à 27 ans.

Les vingt premières années de sa carrière, entre publicité, télévision et cinéma, auront été plutôt discrètes à l’exception de Cup Final , son premier film consacré au conflit israélo-palestinien, sélectionné au Festival de Berlin en 1992. Biopic d’un chanteur séfarade, Zohar (1993) a, quant à lui, connu un triomphe en Israël, mais l’a cantonné pour un temps dans des sujets plus légers. C’est en préparant La Fiancée syrienne que tout s’est débloqué. «Le projet a intéressé des producteurs allemands et français, qui m’ont permis d’accéder à d’autres budgets et qui sont restés fidèles depuis.» Dans ce qui a suivi, Les Citronniers , histoire d’une veuve palestinienne qui défie le ministre israélien de la Défense pour préserver son verger, reste son film de référence (plus apprécié à l’international qu’au pays…) tandis que Playoff , sur un coach de basket israélien confronté au passé nazi en Allemagne, fait figure de mal-aimé. Depuis, Zaytoun , en 2013, autre drame israélo-palestinien sur fond de guerre du Liban, l’a remis en selle.

«Je ne veux pas me cantonner dans un thème ou un genre, mais j’ai une manière: j’aime mélanger comédie et drame. La vie est comme ça. Les sujets peuvent venir d’un fait divers, comme Les Citronniers , ou d’un roman, comme Le Voyage…, je dois d’abord m’approprier la matière. Et si le fond est politique, j’essaie de montrer l’image d’ensemble, sans imposer forcément mon point de vue.» C’est ce qu’il a de nouveau admirablement réussi avec Dancing Arabs , projet proposé par un producteur.

Des Arabes qui dansent en Israël? Le titre, lié à un vieux dicton juif mais aussi au souvenir traumatisant de démonstrations de joie sur les toits à la vue des missiles de Saddam Hussein, est provocateur, il le sait, mais pour inviter à réfléchir. «Le scénario de Sayed Kashua réunit deux de ses livres qui parlent de son expérience d’Arabe israélien, une identité terriblement compliquée. J’en connais un certain nombre et tous partagent la même histoire d’acculturation forcée, surtout dès qu’il s’agit de faire des études. Quant aux couples mixtes, ils sont presque tous voués à l’échec.» D’où un glissement progressif vers plus de gravité après un début plutôt amusant.

Courageusement programmé en ouverture du Festival de Jérusalem, mi-juin, le film a finalement dû se contenter d’une place plus discrète, la police ayant interdit les grands rassemblements en plein air à la suite de la chute des premières roquettes palestiniennes. Un timing malheureux qui repousse également sa sortie, d’abord prévue dans la foulée. Depuis, Riklis, qui vit avec sa femme (Dina Zvi-Riklis, elle aussi cinéaste) à Tel-Aviv, comme l’essentiel d’une communauté cinématographique largement de centre gauche et pacifiste, ne peut que constater les dégâts. «Le plus déprimant, c’est de voir comment on se met à censurer toute voix dissidente, alors qu’en général, Israël tolère les critiques intérieures. Cette fois, la crispation est perceptible partout.»

Il finit sa deuxième limonade à la mandarine, puis fait don d’un album souvenir du festival à la jeune attachée de presse. La perspective de quitter bientôt le havre de culture et de paix locarnais pour replonger au milieu des sirènes et des nouvelles accablantes en continu ne l’enchante guère. Qu’y peuvent de pauvres films? Malgré tout, on peut compter sur Riklis, par ailleurs père d’un musicien de jazz et d’une journaliste radicale, pour continuer à plaider pour plus de compréhension entre les communautés à travers des films qui invitent à l’identification avec l’autre. «Pas par héroïsme, je ne risque pas grand-chose, mais ne serait-ce que pour me sentir mieux avec moi-même.»

«Je ne veux pasme cantonner dansun thème ou un genre, mais j’aime mélanger comédie et drame»