Prix littéraires: un spectacle voulu par tous
Prix littéraires
Chaque année en France, au moment des prix littéraires, la littérature fait la une des journaux et la vente des titres primés décolle. Pourquoi ces récompenses, décriées parfois, conviennent en fait à tout le monde? Le prix Goncourt sera remis ce lundi à 13 heures
Dans quel autre pays que la France l’annonce d’un prix fait-elle la une des journaux? Même les récompenses très prestigieuses que sont le National Book Award et le Pulitzer, aux Etats-Unis, ou le Booker Prize, pour un Commonwealth élargi, ne suscitent pas l’effervescence que produit la proclamation des résultats du Goncourt, au restaurant Drouant à Paris. La France a la réputation bien ancrée d’être une «nation littéraire» qui sacralise ses écrivains, à défaut de les nourrir. Mais il n’est pas exclu que le grand show des prix d’automne ait contribué à renforcer cette caractéristique, en attirant rituellement les regards sur les livres, leurs auteurs… et leurs éditeurs.
Ces derniers, en tout cas, ne s’y trompent pas. Les plus réfractaires à ce système, qui avantage surtout les gros, aspirent à la brusque arrivée d’air que peut offrir un prix prestigieux. Du coup, presque tous jouent le jeu de la fameuse rentrée littéraire, qui voit une marée de livres se déverser sur les tables des libraires entre la mi-août et la mi-octobre. Plus de 700 auteurs d’un côté, une poignée de grands prix de l’autre, feu, partez! Ce qui ressemble fort à une course (semée de cadavres) est en fait une véritable industrie, vitale pour la profession. Un «business» aligné sur la proximité des fêtes de Noël, où tout a partie liée: les prix tiennent la rentrée, qui elle-même tient les prix.
Dans un contexte économique très difficile, la mise est encore plus cruciale. Une récompense peut changer du tout au tout le destin d’un livre: «Pour des petites maisons, cela va du simple au double, en termes de chiffre d’affaires», avance Isabelle Gallimard, directrice du Mercure de France, qui a obtenu le Goncourt en 2007 (Gilles Leroy) et le Femina deux ans plus tard (Gwenaëlle Aubry). «On vit tous sur 10 ou 15 titres par an, explique Olivier Bétourné, PDG du Seuil. Les prix mettent dans la course des livres plus littéraires que les best-sellers et qui, sans cela, n’atteindraient pas forcément ces niveaux de ventes.» A fortiori quand il s’agit du Goncourt, qui, comme le souligne Teresa Cremisi, PDG de Flammarion, «arrive à pénétrer les couches les plus profondes de la société».
Et malheur à ceux qui tenteraient d’enrayer la machine. Alors PDG de Grasset (il est aussi devenu, en 2009, celui de Fayard), Olivier Nora en a fait les frais lorsqu’il a voulu pratiquer une politique «malthusienne», à la rentrée 2008. Six titres de littérature française au lieu des dix habituels et… patatras! La maison a enregistré, presque mécaniquement, une chute du «mètre linéaire» en librairie, des articles dans la presse et des sélections par les jurys. «Pour qu’il y ait de grands vivants, il faut de grands morts, en a conclu Olivier Nora. Cette année-là, tous ont été blessés.»
Le système est darwinien, à coup sûr, mais il s’est policé au fil des ans. Le poids des accusations (notamment celles que porta, en 2006, la publication posthume, chez Pauvert, du Journal de Jacques Brenner, ancien juré Renaudot mort en 2001) est censé avoir érodé certaines pratiques en cours dans les années 1980-1990. Les jurys se montrent aujourd’hui plus soucieux de la légitimité de leurs choix, et les partages de territoire, s’ils continuent évidemment d’exister, se font dans une relative discrétion. «Bien sûr, il existe encore des arrangements, dans la mesure où certains jurés préféreront les livres de la maison où ils sont édités, explique Jean-Marc Roberts, qui dirige Stock. Mais l’époque où les éditeurs se réunissaient en petit comité pour savoir qui aurait quoi est révolue.» Le fameux trio Gallimard-Grasset-Seuil (surnommé «Galligrasseuil») a judicieusement fait une petite place à des maisons comme Actes Sud ou POL (filiale de Gallimard), dont le fondateur, Paul Otchakovsky-Laurens, se dit «content d’être français dans ce système-là, qui évolue plutôt dans le bon sens». Reste que le gâteau se partage toujours entre un nombre restreint de convives. «C’est parce que Actes Sud a bien grossi que la maison peut briguer des prix littéraires, objecte l’éditeur Jean-Claude Gawsewitch. Dès le départ, le système est biaisé: ce sont toujours les mêmes écuries qui sont dans la course et les mêmes éditeurs qui sont couronnés.»
Mais la fonction des prix dépasse largement les retombées financières directes et, cela, tous le reconnaissent, y compris ceux qui ne touchent jamais le jackpot. D’abord, ils fournissent des indications: aux éditeurs étrangers, qui cherchent à acheter des titres (quand il s’agit d’écrivains peu connus, qui ne sont pas encore traduits), et aux lecteurs, abasourdis par la quantité de livres (et de prix!) disponibles. «Ils ont besoin de repères», constate Jean-Marie Sevestre, patron de la librairie Sauramps, à Montpellier. Les jurés sont des professionnels de la lecture, des «coureurs de fond», selon l’expression de Christine Jordis, membre du jury Femina. A ce titre, leurs goûts sont souvent perçus, souligne Isabelle Gallimard, comme un «label de qualité».
Surtout, ce système introduit une composante ludique dans la vie littéraire. Comme un cirque ambulant qui passerait une fois par an dans une ville assoupie, les prix animent la vie littéraire, lui donnent du relief, du mouvement: «C’est un moment où le livre devient central, note Paul Otchakovsky-Laurens, comme si notre amour de l’écrit devenait soudain communicable de façon spectaculaire.» Tout est mis en œuvre pour donner du piquant aux choses, même si les jurys, qui se livrent une compétition entre eux, sont de plus en plus tentés de distinguer des livres déjà portés par de bonnes ventes, pour assurer leur notoriété. Ce qui ne les empêche pas de faire monter le suspense en publiant, dans les semaines précédant les prix, des listes de sélection qui se raccourcissent au fil des jours. «Personnellement, je suis contre, affirme Patrick Besson, membre du jury Renaudot. C’est une torture pour les auteurs comme pour les éditeurs.» Un point de vue que ne partage pas l’éditrice Sabine Wespieser: «Les listes, notamment celles du Goncourt, sont prescriptrices pour les éditeurs étrangers, pour les lecteurs et pour les libraires, qui commandent leurs réassorts en fonction d’elles.»
Le Goncourt, bien sûr, occupe une place à part dans ce dispositif. «Il incite à prendre position par rapport à quelque chose d’officiel. Comme si les Français rêvaient de devenir jurés à leur tour», observe avec malice Elisabeth Samama, directrice littéraire chez Fayard. A telle enseigne que la «moralisation» des prix, notamment par la pratique des jurys tournants (souvent réclamée), en rebute plus d’un. Et pas seulement les jurés, dont la plupart ne sont absolument pas prêts à céder leur place, ou les grands éditeurs, qui peuvent compter sur des voix inamovibles, donc solidement acquises. Il y a aussi tous ceux qui pensent, plus ou moins ouvertement, que davantage de probité rimerait peut-être avec moins de légende, une geste moins épique, moins de polémique et, au bout du compte, moins de spectacle. Donc moins de chiffre..