Evoquant sa famille de peintres dans Mélancolie, Pajak écrivait: «Toute ma jeunesse s'est passée sous les grandes ombres de ces peintres morts qui ne cessent de me parler dans la nuit. Car il n'y a jamais de morts: il n'y a que des voix.» J'entends des voix s'ouvre donc «là où ça fait mal», sur des photographies de l'atelier paternel et sur le portrait de Jacques Pajak, tué par un chauffard à 35 ans, sans oublier le grand-père Jean (alcoolique), le grand-oncle Robert et l'oncle Gaston (suicidaire). Et il enchaîne aussitôt sur Nietzsche à Sils-Maria, qui piaffe à l'idée d'aller manger un risotto en Italie. Confidence de l'auteur: «J'aime bien tenir compagnie aux morts: leurs caprices m'amusent.»
C'est l'occasion de saluer le prodigieux dessinateur de paysages qu'est Pajak, dans ses vues panoramiques de lacs et de montagnes des environs de Sils-Maria - comme plus loin dans les mégalithes et rochers du chapitre (muet) intitulé «Souvenir breton». Tout le livre est ainsi composé librement, par digressions, associations d'idées et d'images où l'on retrouve quelques-unes des obsessions de l'auteur, à travers l'évocation de marginaux ou des artistes qui composent son panthéon privé: le dessinateur Gébé, rédacteur en chef de Hara-Kiri et penseur fou, «mais d'une folie douce, raisonnée»; le photographe Jean-Pascal Imsand, son ami, mort par suicide le 29 mars 1994, dont il admirait l'obstination, le courage, la rigueur mais chez qui «tout n'était qu'émotion, vraiment»; ou encore l'écrivain Primo Levi, qui commande des gâteaux de Pâques à sa cousine Giulia, avant de se donner la mort en se jetant dans la cage d'escalier de son appartement turinois, le 11 avril 1987.
Les derniers dessins très noirs, à la découpure nerveusement ciselée, qui ponctuent cette ultime conversation téléphonique, font comme le reste du livre bon ménage avec la littérature. Un ménage à trois, pourrait-on dire, à considérer la fameuse image détournée où l'autre Frédéric, le moustachu, tient à lui seul son propre rôle et ceux de Lou Andreas-Salomé et de Paul Rée: à la fois attelé à la charrette du récit et le conduisant. C'est notamment à travers sa correspondance avec Malwida von Meysenbug, une idéaliste wagnérienne de trente ans son aînée, que Pajak défend la mémoire de son cher Nietzsche, en soulignant que le portrait qu'il fait de lui-même dans Ecce Homo est «l'exact contraire de sa personne, de ses sentiments».