Les deux livres qu'Annie Ernaux publie simultanément ce printemps, un récit et la suite de son journal, sont aussi minces que les neuf titres qui les ont précédés depuis Les Armoires vides (1974). Un quart de siècle après ce premier roman déluré et provocateur, où elle faisait tenir en un dimanche d'attente, après l'intervention d'une faiseuse d'anges, toute la vie de sa jeune héroïne, l'écrivain revient sur «l'événement inoubliable» qu'a été pour elle son avortement. A sa manière sobre, directe, nette, voire crue – le ton Ernaux –, elle relate les faits, à la première personne, sans aucun pathos ni aucune complaisance. La violence de ce rapport quasi clinique a beau être anesthésiée, elle frappe juste et émeut.

Comment, se demande l'auteur de La Place (Prix Renaudot 1984) et d'Une Femme, retrouver les sensations et les pensées de ce lointain automne où, étudiante de 23 ans dans l'attente de ses règles, elle notait jour après jour un RIEN souligné sur son agenda? C'est munie de ce seul agenda et d'un journal intime tenus pendant cette période qu'elle revient sur cet événement, avec un sentiment de peur et le souci constant de faire coïncider sa vérité et les mots qui l'exprimeront. Lorsqu'elle risque aujourd'hui un commentaire sur ces sentiments d'alors, l'écrivain le met à distance entre parenthèses.

On voit donc la jeune Annie découvrant sa grossesse comme un échec social, elle qui a voulu échapper à l'usine ou au comptoir de l'épicerie familiale; déterminée dans son refus de garder «ça» ou «cette chose-là», on la voit s'enquérir d'un médecin complaisant, et souffrir de «l'interminable lenteur d'un temps qui s'épaississait sans avancer comme celui des rêves»; on la voit dissimuler son état à ses parents, chercher de l'aide auprès d'étudiants effrayés ou fascinés, puis trouver enfin l'adresse d'une aide-soignante sérieuse et propre prenant quatre cents francs (six mille francs de 1999) pour poser une sonde qui provoquera la fausse couche.

Les deux visites à la faiseuse d'anges sont racontées avec un détachement froid, atténué parfois d'une touche d'humour imperceptible ou rendu plus implacable par une déclaration brutale («J'ai tué ma mère en moi à ce moment-là»). De même, les détails de l'avortement et de ses suites, avec l'intervention de deux médecins dans un rôle pas très glorieux, puis le lent retour à la vie normale, avec cette conclusion que «pendant des années, la nuit du 20 au 21 janvier a été un anniversaire».

Pourquoi l'écrivain revient-elle aujourd'hui sur cette histoire ancienne, relevant de la vie intime, et qui ne lui a par chance laissé ni séquelles ni remords? Pour comprendre cette démarche, pas si anachronique que ça si l'on songe au téléfilm de Nadine Trintignant (Victoire ou la Douleur des femmes) diffusé la semaine dernière sur la TSR et repris cette semaine sur France 2, il faut se souvenir qu'écrire est pour Annie Ernaux une chose publique. Même révolu, le temps de la clandestinité dans laquelle cette histoire a été vécue n'empêche pas la nécessité de briser le silence longtemps fait autour d'elle. Comme si, une fois mise en mots, cette «expérience humaine totale, de la vie et de la mort, du temps, de la morale et de l'interdit, de la loi» devenait un bien commun donné en partage à ceux qui la lisent.

En affirmant sa conviction que «les choses me sont arrivées pour que j'en rende compte», Annie Ernaux semble vouloir s'effacer derrière ses livres ou se dissoudre en eux: ne va-t-elle pas jusqu'à souhaiter «que mon corps, mes sensations et mes pensées deviennent de l'écriture»? La fin de son livre fait ainsi écho à ces mots de Michel Leiris, autre diariste peu suspect de narcissisme, qu'elle a choisis pour épigraphe: «Mon double vœu: que l'événement devienne écrit. Et que l'écrit soit événement.»

La Vie extérieure, l'autre livre publié en même temps que L'Evénement, est un journal des années 1993-1999, qui fait suite aux notes de 1985-1992 du Journal du dehors. C'est à nouveau une suite de choses vues, de phrases banales ou terribles entendues dans la vie quotidienne, dans le RER et le métro, au supermarché, à la radio ou à la télévision, chez la coiffeuse ou plus rarement lors d'une rencontre littéraire. «Les signes d'une époque, rien d'individuel», précise l'écrivain, qui constate: «Du landau à la tombe, la vie se déroule de plus en plus entre le centre commercial et la télévision.»

Annie Ernaux, L'Evénement, Gallimard, 124 p.

La Vie extérieure 1993-1999, Gallimard, 136 p.

(En librairie le 14 mars)