Le recours de ceux qui veulent vraiment être lus
De plus en plus, ceux qui écrivent choisissent de se passer d'éditeur
A l'âge où la retraite a sonné depuis belle lurette pour la plupart, Leo Eckmann, médecin établi à Genève, a écrit son premier roman. Un roman d'espionnage intitulé Oleg, sous-titré Un complot du KGB. Cet intérêt pour l'URSS prend probablement sa source dans les conversations entendues dans son enfance, dans les années 30, quand ses parents, émigrés russes à Berne, recevaient des amis. Depuis, son insatiable curiosité n'a cessé de chercher des informations. L'intrigue d'Oleg est largement appuyée sur des lectures et des recherches sur Internet, un instrument que le praticien utilise énormément pour se maintenir au courant des innovations, dans sa discipline, mais aussi pour nourrir ses autres intérêts.
De langue allemande, Leo Eckmann a fait relire son texte par un ami qui a veillé à la syntaxe et au lexique. Puis, sans trop d'illusions sur sa carrière littéraire, il l'a envoyé à deux éditeurs de la place romande. L'un a ignoré l'envoi, l'autre l'a refusé. Ses amis ont mis le néo-romancier en garde contre les pièges de l'édition à compte d'auteur. C'est alors qu'il a trouvé, toujours sur le Net, une adresse qui l'a intrigué: www.lepublieur.com. Ce néologisme semblait annoncer une autre approche, peut-être plus honnête. C'est en tout cas à cette enseigne qu'Oleg est disponible aujourd'hui sous forme de livre.
A l'adresse du Publieur, Leo Eckmann a trouvé un site très complet qui semblait offrir des contrats clairs. Il a donc surmonté la méfiance que génère en général le terme de «compte d'auteur». Pourquoi ce discrédit? Comme le dit Jean-Marc Savoye, un des deux fondateurs du Publieur, la plupart des structures qui proposent de publier ceux que les maisons d'édition refusent sont des «pièges à gogos». Le plus connu d'entre eux est, dans sa version ancienne, aujourd'hui remanié, La Pensée universelle: contre une somme importante – pouvant aller jusqu'à 10 000 francs – l'auteur se voyait à la tête d'une pile d'ouvrages, à charge pour lui de les écouler. La publicité promise se limitait à un pavé collectif qui faisait rigoler les professionnels, libraires et critiques. C'était quasiment une marque infamante. Une règle tacite de la presse veut d'ailleurs qu'on ne publie pas de critiques d'ouvrages à compte d'auteur. Le fantôme de Proust, qui paya de sa poche la publication des premiers volumes de la Recherche, toujours invoqué, ne réussit pas à faire abroger cette loi. Mais elle est difficile à appliquer: plusieurs maisons pratiquent un compte d'auteur déguisé.
Format pdf
Au Publieur, en tout cas, les termes du contrat sont limpides: le client intéressé demande un devis qui comporte la mise en pages, la maquette, la mise en ligne de l'ouvrage, sa présentation sur le site et la fabrication de quatre exemplaires sur papier, pour l'auteur. «C'est possible à partir de 250 euros», dit le site. L'auteur conserve son copyright, il peut acheter autant de livres qu'il veut à un tarif préférentiel (ou aucun) et, au bout de trois mois, il est libre d'aller proposer son œuvre à des éditeurs. Ainsi Oleg peut être commandé sur le site au prix de 16 euros, ou chargé en format pdf pour 10 euros (mais qui voudra lire un roman sur écran ou l'imprimer lui-même?). Ou encore commandé en librairie: les titres du Publieur sont proposés, avec tous les autres, aux libraires de France, mais on est en droit de se demander lequel d'entre eux se hasardera alors que la production éditoriale est déjà pléthorique.
De même, on doute que les éditeurs, submergés de manuscrits, aillent chercher dans l'autoédition. L'auteur lui-même peut déposer des exemplaires chez des libraires intéressés: la librairie russe de Genève, entre autres en Suisse romande, a pris quelques Oleg, car cette histoire, qui se déroule au moment des démêlés de Sakharov avec le régime soviétique, peut séduire ses clients, avec sa jolie couverture dans l'esprit constructiviste et ses clins d'œil pour initiés des arcanes du KGB. Et si l'ouvrage a du succès, Le Publieur tirera autant d'exemplaires que nécessaire à la demande: pas de problèmes de stocks ni d'invendus.
L'envie d'écrire
De plus en plus de gens écrivent: des romans, des confessions, des biographies, des études, des thèses. Tous ne veulent pas se confronter au monde de l'édition mais souhaitent toucher un public limité: proches, amis, membres d'une association, passionnés d'un sujet. L'édition «à la carte» est pour eux. C'est d'ailleurs le nom d'une maison valaisanne, les Editions à la carte (www.edcarte.ch), qui propose des services du même type que Le Publieur. On trouve sur Google plusieurs autres adresses parmi lesquelles faire son marché. Le numérique a modifié la donne: on peut aussi simplement apporter sa disquette à un imprimeur. Mais cela signifie un important travail de publicité et de diffusion qu'il est plus économique, probablement, de confier à des professionnels.
Jean-Marc Savoye, lui, jouit d'une expérience dans l'édition: avant de créer Le Publieur en 2002 avec l'informaticien Emmanuel Orain, il a travaillé huit ans chez Gallimard et neuf chez Hachette. Il se voit comme un «accoucheur de projets» qui œuvre en faveur du droit démocratique d'être lu. Il ne se sent pas moins responsable des textes qu'il accepte: «Je refuse les textes remplis de fautes. Et, bien sûr, ceux qui comportent des propos racistes ou diffamatoires ou encore, des élucubrations pédophiles: nous nous sommes constitué un «dictionnaire d'éthique» qui permet de déceler certaines perversions même si nous ne lisons pas entièrement les textes proposés. Si je repère le mot «juif» répété trop souvent, je vais voir de près s'il n'y a pas un discours antisémite, par exemple.»
En bref, l'édition est un marché. Un livre doit être financé par un éditeur qui prend le pari de lui trouver des lecteurs, par une institution (université, association) ou par l'auteur lui-même. Dans aucun des cas, le succès n'est garanti. Mais dans le cas du compte d'auteur, si professionnel soit-il, il faut le savoir: la visibilité et la réception ne seront jamais les mêmes.