Le regard d’Ulysse frappe à Lausanne
Théâtre
Le Suisse Milo Rau invite quatre grands comédiens syriens, grec et roumain à retracer leurs destins. Ces récits tressés bouleversent au Théâtre de Vidy

La douane des mers. Une enclave où les enfants perdus de la Méditerranée se sentiraient soudain comme à la maison; où une foule d’inconnus leur prêterait une oreille fraternelle; où la bienveillance ne serait pas une posture, mais un honneur. Au Théâtre de Vidy, Empire est jusqu’à samedi cette douane des mers. C’est dire l’importance de ce spectacle, sa douceur extrême, sa clarté insolente et sa dureté.
Ils vous accueillent, donc, sur ce rivage inespéré. Qui ça? Les acteurs Maïa Morgenstern, Ramo Ali, Rami Khalaf et Akillas Karazissis. Certains ont vu leurs villes tomber, leurs amis dispersés; tous ont été Antigone devant le cadavre d’un frère ou d’une soeur. Ils pourraient n’être que larmes, mais ils sont formidablement vivants. S’ils sont là, à remonter le cours du deuil, c’est que le cinéaste et metteur en scène suisse Milo Rau a voulu cette planche de salut. Dans la salle, vous êtes 400 à vous rassembler dans ces visages qui ont la noblesse de ce qui résiste, 400 à écouter comme vous n’écouterez nulle part ailleurs.
La scène comme chambre d’écoute
Il parle donc, Ramo Ali, cet acteur syrien d’origine kurde. Il regarde une caméra qui projette sa figure sur un écran en surplomb. L’un de ses camarades filme – chacun son tour fera le caméraman. Les deux autres écoutent, simplement là, dans cette cuisine miraculeuse où tout s’entasse et où tout respire, une petite carte de géographie punaisée, un gros coussin de sieste orientale, une théière d’étudiant fauché, le tableau d’un père disparu. Mais écoutons Ramo.
C’était au début de cet été. Il décide de retourner en Syrie, sept ans après avoir quitté les siens, juste pour compter les survivants, pour les serrer contre lui. Après mille lacets, il traverse, miracle, le Tigre – à l’écran, les images du fleuve qu’il a filmé. Plus tard, il marchera au milieu des tombes, en quête de la sépulture paternelle. Devant elle, il vomira, parce que la tristesse chez lui s’exprime toujours ainsi. Mais Akillas le Grec lui succède. Il se rappelle, lui, la fin du régime des Colonels et son départ, étudiant, à Heidelberg. Il y fume du hashish, il y étreint des femmes mûres avides de chair juvénile, il y monte pour la première fois sur des planches, guitariste engourdi. Le théâtre le prend ainsi, à son insu et en musique.
Si chacun de ces récits pénètre, ce n’est pas seulement parce qu’ils sont poignants, c’est parce que Milo Rau rend au théâtre sa fonction originelle: celle d’être une chambre d’écoute, une chambre noire où chaque protagoniste développe une photo ultra-sensible. Qu’on ne s’y trompe toutefois pas. Nourri par le sociologue Pierre Bourdieu, dont il fut l’étudiant à Paris, marqué par Jean Ziegler, dont il admire l’engagement, traversé par Eschyle et Sophocle, Milo Rau ne choisit pas seulement de bons témoins. Il veille à la scansion du propos, à sa texture: soudain, des bouffées de piano adoucissent le souvenir d’une blessure. Il prémédite encore les transitions d’une parole à l’autre. C'est ce qui s'appelle le montage.
L’ombre de Mel Gibson
Mais voici que Maïa Morgenstern se souvient d’avoir été une petite fille juive au pays de Nicolae Ceaucescu. Admirez son visage de tragédienne, c’est celui de la Vierge Marie dans La Passion du Christ de Mel Gibson en 2003. L’actrice revoit – et vous revoyez avec elle – les foules de l’automne 1989, cette espérance qui est alors une bannière, la fin d’un despote. Elle était de ces exaltés, malgré son père, communiste à l’idéal intact. Plus tard, elle boira la tasse des illusions perdues. Et elle se consolera en attendant le brouillard avec Theo Angelopoulos, le cinéaste du Pas suspendu de la cigogne. Et puis, c’est Rami Khalaf qui parle, Rami qui lui aussi a connu la fièvre d’une révolution. C’était en 2011, une jeunesse syrienne rêvait à haute voix de démocratie. Il ne savait pas qu’il allait fuir, qu’il trouverait refuge à Paris et qu’il passerait ses nuits à visionner les images de 12 000 jeunes assassinés par le régime de Bachar el-Assad et à chercher dans ces photos la figure de son frère disparu.
Ce que dessine Empire, c’est l’histoire d’un outrage et d’un courage. Comme dans The Dark Ages, à l’affiche ici même en 2015, Milo Rau donne la parole à des témoins qui sont aussi, ce n’est pas anodin, des acteurs. Ils ont vécu ce qu’ils racontent. Leur métier leur permet de restituer la fracture des jours, de transformer l’expérience en présence, d’être chaque soir ce rhapsode qui délivre sa chronique comme pour la première fois. La cuisine de Milo Rau est une forme d’Actors Studio. Le jeu et sa panoplie de techniques servent un idéal: celui d’une vérité intime devenue partageable.
Au début d’Empire, c’est une façade de manoir avec balcon qui vous accueille. Elle pivote et vous vous retrouvez devant la fameuse cuisine. Ce château hanté évoque notre condition de spectateur-guetteur. Chez Milo Rau, le théâtre est ce lieu où on prend le temps de guetter. Ulysse frappe à la porte. Son regard vous transperce. Tout n’est pas perdu.
Empire, Lausanne, Théâtre de Vidy, jusqu’à sa; sa dès 14h, forum, «Migrations: chance et tourments», une après-midi d'ateliers et de rencontres, avec des spécialistes du sujet; entrée libre. (rens. www.vidy.ch)