Robert Menasse. Chassés de l'enfer. Trad. de Marianne Rocher-Jacquin et Daniel Rocher. Verdier, 442 p.

Andreas Maier. Les Gens de Chiusa. Trad. de Florence Tenenbaum. Actes Sud, 197 p.

Des plongées dans les profondeurs troublantes des vies et de l'Histoire, des destinées mises en regard maintenant ou à des siècles ou des décennies de distance, dans un subtil entrelacs de données objectives et de faits imaginaires, voilà ce que proposent, en même temps qu'un regard critique sur la réalité de leur pays d'origine, du IIIe Reich à nos jours, les nouveaux romans des Autrichiens Robert Menasse et Andreas Maier. Chacun à leur manière, ils traitent de la perception du réel. Le premier, dans Chassés de l'enfer (Die Vertreibung aus der Hölle, Suhrkamp, 2001), confronte la biographie d'un des maîtres de Spinoza, Samuel Manasseh, qui échappe à l'Inquisition portugaise en s'exilant à Amsterdam, où Rembrandt fera son portrait, avec celles, fictives, de Viktor Abravanel, historien juif né à Vienne, et de ses grands-parents rescapés du nazisme. Et le second fait écho dans Les Gens de Chiusa (Klausen, Suhrkamp, 2002) aux folles rumeurs que dans une bourgade du Tyrol, les habitants tissent au fil des jours autour de quelques événements insolites pour en dégager leur propre vérité.

Au Portugal d'abord, à l'orée du XVIIe siècle, la peur de l'enfant Manasseh, dit Mané, de voir sa maison brûler et son père emprisonné. Une page plus loin, à la fin du XXe siècle à Vienne, l'éclat d'un scandale: lors d'une réunion pour fêter les 25 ans du bachot, Abravanel, qui le lendemain tiendra à Amsterdam une conférence sur Manasseh, agresse ses professeurs en leur imputant un passé nazi. D'emblée, comme il sied à un roman si vaste, Menasse entraîne le lecteur dans l'entrelacs des époques et pour l'attacher donne du piment. En alternance se dévident les cours de deux vies, que vient entrecouper encore le récit d'une nuit: celle que l'historien, après le départ abrupt des convives, passe à égrainer les souvenirs de leur jeunesse estudiantine parmi les féministes et les trotskistes avec la seule et toujours attirante Hildegund, dont il fut autrefois l'amoureux éconduit...

Dans un incessant va-et-vient entre les époques s'esquissent deux destinées qui malgré des circonstances et des dons très divers présentent des similitudes frappantes. De par leur condition juive, l'un et l'autre personnage ont connu la persécution ou la mise à l'écart, et vivent dans l'angoisse de la non-appartenance et la peur du milieu social. Aussi loin que remonte le «fonds d'archives de leurs têtes», leur quête d'identité reste déterminée par le désir de ne pas rester marginal et de «faire exactement comme les autres». Et en dépit de la richesse de leurs expériences, le monde reste pour eux une énigme, et ils ne trouvent pas de réponse à la question du sens.

Avec un rare pouvoir d'évocation, inspiré dans le détail par un impressionnant travail de recherches, Menasse fait revivre des moments du passé: les leçons d'anatomie du Dr Tulp, un pogrom au Portugal, le climat de Vienne après la Seconde Guerre mondiale. Explorant les profondeurs du temps, qui sont «comme les cratères d'une autre planète», il rehausse les faits de rêves et de fantasmes. «A partir de quand une histoire est-elle de l'Histoire?»: A cette problématique fondamentale, son roman répond par des développements amples et captivants. Déroutants parfois, ils offrent à la pensée des défis vivifiants.

Et c'est dans une réalité déconcertante aussi que se trouve plongé le lecteur dans Les Gens de Chiusa. Dans cette petite cité touristique, un incident mystérieux, un attentat qui sait, visant un pont de l'autoroute voisine, enfle la rumeur. Des voix s'entremêlent pour exprimer les opinions les plus contradictoires, les angoisses, la xénophobie, la haine, l'intolérance, le racisme. Un récit à la fois léger et dense, sans chapitres ni alinéas, reflète la mentalité populaire et la folie de ce temps. Par petites touches, l'écriture crée un climat étrange et laisse sous le charme d'un naturel et d'une musicalité prenants.