«Je crois bien qu’il vaut mieux se quitter que de ne s’être jamais rencontré», chantait Fabrizio de André. Reinhold Messner cite le barde italien en préambule de son hommage à Walter Bonatti, l’ami qu’il faillit ne jamais connaître alors que tout les rapprochait.

Quatorze années séparent ces deux géants de l’alpinisme. Walter Bonatti, né en juillet 1930, traverse la guerre à l’âge auquel se forge le caractère. L’adolescent vit à Monza auprès de sa tante, séparé de ses parents et loin des Alpes qu’il ne connaît qu’en images. Sa vie balance entre la faim et les bombardements. Il perd des amis sur le front, dévore des livres d’aventures et fait l’expérience de la solitude. Reinhold Messner naît en septembre 1944 au Tyrol du Sud. Il est le deuxième fils de l’instituteur du village. Il grandit dans le val Funes, au milieu de sept frères et une sœur, entouré de montagnes et immergé dans un environnement rude et frugal.

Un talent inouï

Bonatti a 18 ans quand il s’initie à la grimpe sur les aiguilles de la Grigna, lointain massif qu’il a caressé du regard depuis la plaine du Pô. Coup d’essai foudroyant! Il découvre que l’escalade, c’est sa vie. Son talent inouï sidère ses camarades de cordée. Le jeune prodige réussit tout ce qu’il entreprend. Il marquera l’alpinisme des années 1950 et 1960 et deviendra une légende.

Encore en culottes courtes, Reinhold a lu les exploits de Walter qu’il admire secrètement. Il commence tôt à écumer les sommets des Dolomites, puis des Alpes, repoussant les difficultés. L’Himalaya fera sa gloire. Il bouleverse la façon d’y mener des expéditions, impose le style alpin sur les plus hauts sommets de la terre: refus de l’oxygène; solos étourdissants à 8000 mètres. Il devient le premier homme à gravir les quatorze 8000 de la planète, ce qui lui vaut d’être aujourd’hui encore l’alpiniste le plus connu du monde.

Deux Italiens; deux forces de la nature; deux conquérants de l’inutile; deux aventuriers solitaires. Et pourtant ces deux-là ne feront connaissance qu’en 2004. Longtemps ils se seront tenus à distance, prisonniers de leurs choix et sans doute aussi jaloux de leur célébrité qui ne se partageait pas. Ils se sont aussi chamaillés par presse interposée sans s’être jamais parlé, ce qui fit la joie des malveillants prompts à exagérer leur rivalité.

Leur tardive rencontre donnera lieu à des échanges empreints de respect mutuel. Pour Messner, ce sera «une révélation». Le cadet est touché par la «profonde humanité» de son aîné. «Bonatti a été mon maître, puis j’ai découvert un frère de cœur. Un frère inespéré», confesse-t-il dans un livre qu’il consacre à son compatriote emporté par la maladie. Bonatti s’est éteint à Rome en 2011, à 81 ans.

Comme le scénario d’un film

Reinhold Messner a fêté cet été son 70e anniversaire. Auteur prolifique, il signe avec Mon Frère de cœur un hommage inédit à l’alpiniste et à l’homme que fut Bonatti. Le texte original en italien est cosigné par le journaliste Sandro Filippini. La traduction en français est désormais disponible*. Ce récit captivant, construit comme un film, met en parallèle les vies des deux hommes qui sont allés au bout de leurs rêves. Efficace, la narration alterne l’énoncé des faits – l’histoire de Bonatti – avec les commentaires personnels de Messner.

La démarche était risquée. Messner allait-il tirer la couverture à lui et s’approprier la biographie de Bonatti pour faire briller sa propre étoile? Certains le prédisaient. On découvre l’inverse. Messner s’appuie sur sa connaissance intime de l’alpinisme – son histoire, ses acteurs avec leurs forces et leurs faiblesses, le terrain et ses pièges – pour valoriser avec intelligence et sincérité l’inédit et l’exceptionnel dans la vie de Bonatti.

Admiration et jalousie

Au fil des chapitres, Bonatti apparaît sous les traits du jeune prodige, du maître inspirant, du héros invincible et de l’homme attachant, un idéaliste au caractère entier et dont l’exigence éthique élevée n’a jamais été prise en défaut. Le charismatique Messner, plutôt avare en compliments et auquel tout a souri, a la plume élogieuse. Il avoue même une pointe de jalousie. Il a envié la période à laquelle Bonatti a pu vivre ses aventures d’alpiniste puis d’explorateur. «Quand mon tour est venu de tenter l’aventure, il était déjà beaucoup plus difficile de la vivre dans sa version la plus authentique et la plus pure.»

L’un des deux a-t-il été le plus grand alpiniste de tous les temps? Lequel était le plus fort? Vaines questions. Seule compte la filiation, juge Messner. Comme lui, Bonatti a marqué l’histoire en réalisant des ascensions majeures jugées impossibles par ses contemporains. L’un comme l’autre a été le géant de son époque. Pionniers et briseurs de tabous, ils ont repoussé les limites de l’alpinisme en défendant la même approche de la montagne: progresser avec une économie de moyens sur des terrains toujours plus difficiles.

K2, la montagne du destin

Les deux ont connu tôt dans leur carrière une expérience radicale qui allait bouleverser leur vie. Pour Bonatti, ce fut le K2 en 1954. Pour Messner, le Nanga Parbat en 1970, où il perdit son frère Günther sur le chemin du retour. «J’étais presque détruit et j’ai vécu ensuite de manière beaucoup plus intense», explique Messner. Il compare son traumatisme à celui subi par Bonatti dans l’«affaire du K2». Et choisit d’articuler son récit autour de la fameuse nuit du 30 au 31 juillet 1954, qui hantera la mémoire de Bonatti toute sa vie.

Walter a seulement 23 ans quand il est sélectionné dans l’équipe italienne qui réussit la première ascension du K2, deuxième plus haut (8611 m) sommet de la planète. Chargé avec le porteur Mahdi de convoyer des bouteilles d’oxygène pour la cordée de tête qui tentera le sommet, il est contraint de bivouaquer au-delà de 8000 m, sans équipement pour se protéger du froid intense. Les deux hommes n’ont pas trouvé l’ultime camp duquel l’assaut sera lancé. Ils se sentent abandonnés par leurs camarades qui ne se montrent pas ni ne leur transmettent le moindre signe. Survivant à cette nuit effroyable – «un miracle», juge Messer –, Bonatti ne gravira pas le sommet. Au retour, on l’accuse pourtant d’avoir voulu garder l’oxygène pour lui afin de tenter en solo l’ascension finale contre les directives du chef d’expédition. On le rend responsable des gelures de Mahdi qui subit des amputations. En Italie, l’opinion se déchaîne. Bonatti désespère. Il perd toute confiance en la nature humaine. Il cherche la solitude. Pour se reconstruire, il se lance des défis.

La rédemption au pilier du Dru

Comme au pilier sud-ouest du Dru, fusée de granit sur plus de 600 mètres qu’il gravit en solo, en cinq jours, en 1955. Son ascension est partout saluée: elle est plus belle, plus dure et plus pure que tout ce qui a été réalisé avant. Dans A mes montagnes**, Bonatti fera le récit émouvant de cette expérience ordalique vers une improbable rédemption. En 1965, Bonatti crée la surprise en tournant le dos à l’alpinisme extrême pour mener une carrière de reporter-photographe. Il explorera les dernières terres vierges. Le conteur est aussi doué que l’alpiniste. Ses reportages pour Epoca seront traduits et republiés dans de nombreux pays.

La vérité enfin rectifiée

L’«affaire du K2» a déjà noirci plusieurs ouvrages. Messner en propose une relecture microscopique – le diable se cache dans le détail – et panoramique, il balaie les 50 ans qu’il aura fallu pour que la version officielle glorifiant la victoire italienne soit rectifiée.

Dès la fin des années 90, Messner s’est entremis pour que la lumière soit faite sur le succès de l’expédition italienne. Auréolé de son palmarès inégalé en Himalaya, il a plaidé pour que l’honneur de Bonatti soit rétabli. Ce qui est fait en 2004, quand le rapport rédigé par trois «sages» à la demande du Club alpin italien établit que la vraie histoire du K2 est celle que Bonatti a toujours racontée: le jeune Bonatti a été abandonné par ses camarades qui redoutaient sa supériorité; jaloux de sa célébrité, ils l’ont ensuite trahi et calomnié en propageant de grossiers mensonges; or, sans l’esprit de sacrifice et sans la générosité de Bonatti envers la cordée de tête, Achille Compagnoni et Lino Lacedelli n’auraient jamais conquis le K2.

Dans le temps long de l’histoire, les passionnés penseront que nous avons été, Walter et moi, une même cordée

Messner a ainsi gagné l’estime de Bonatti qui s’obstinait à rester en marge des cercles de l’alpinisme. La clef de leur proximité est toutefois plus intime encore. Reinhold se sent profondément relié à Walter par leurs destins qu’il juge similaires. Lui aussi a été calomnié au retour du Nanga Parbat. On l’a accusé d’avoir abandonné son frère épuisé et en perdition, afin de se sauver et de poursuivre sa propre carrière. La polémique, violente, a duré trois décennies. Jusqu’à ce jour de l’été 2005, quand le glacier a recraché des restes du corps de Günther précisément là où Messner a toujours affirmé que son frère avait péri sous une avalanche.

L’apaisement

Un frère perdu, un frère retrouvé. Sans doute Messner trouve-t-il dans cette filiation inespérée matière à consolation. Walter Bonatti, lui, trouva l’apaisement en s’encordant pour la vie à Rossana Podestà. Devenu complice du couple inséparable, Messner raconte les circonstances rocambolesques de leur tardive rencontre, en 1981, quand Bonatti arborait déjà sa chevelure blanchie.

A un journaliste qui interrogeait Rossana Podestà sur sa vie rêvée après le cinéma, la célèbre actrice italienne avait répondu un jour: «Je voudrais être l’appareil de photo de Bonatti.» Le non moins célèbre reporter lui transmit son désir de faire sa connaissance sous le prétexte d’éclaircir cette phrase sibylline. Walter faillit rater son rendez-vous à Rome, retardé par les carabiniers qui l’avaient arrêté pour mauvaise conduite. Rossana patienta plus d’une heure. La première explication orageuse fut suivie d’un coup de foudre. La belle troqua ses talons aiguilles pour des chaussures de marche et elle suivit son amoureux dans tous ses voyages. Le couple fusionnel a forcé l’admiration de ceux qui ont eu le bonheur de les fréquenter. Les rencontres tardives et les plus improbables peuvent être les plus belles.


Editions Guérin, 2014, Arthaud Flammarion, 1997. La traduction française a été rééditée dans une version richement illustrée par les Editions Guérin, collection Texte et images, 2001